nous
ne sommes rien. Nous sommes un cauchemar de Dieu, qui est fou.
(Fernando
Vallejo, La vierge des tueurs,
trad. Michel Bibard, Belfond, 1997)
Le
hasard, mais il y a longtemps que je ne crois plus au hasard, a voulu
que ces derniers temps, pour me reposer de mes lectures à haute dose
de Duras, je lise quelques livres tout à fait complémentaires,
assez terrifiants quant au devenir de notre société, et regarde un film similaire. Un peu comme
si le grand classique La machine à explorer le temps de
Wells, lu dans ma jeunesse, trouvait une nouvelle vie. Wells
imaginait que dans un futur lointain les Eloïs avaient relégué
dans les sous-sols les Morlocks, devenus des sous-hommes.
Deux romans d'anticipation d'abord : E-den, de Mikaël Ollivier et Raymond Clarinard (Thierry
Magnier éd., 2004) se passe dans un
futur non précisé, mais suffisamment éloigné pour qu'on imagine
qu'il s'agit de nos petits-enfants, disons vers 2050... Le monde est
divisé en deux : les riches et les classes aisées ont
définitivement éloigné les misérables des grandes villes, ils les ont relégués dans les "zones" où ils n'ont d'autres ressources que
des trafics en tous genres. Mais la drogue a atteint aussi les
villes, où l'on s'ennuie. Le jeune héros, Goran, fils d'un
super-flic de la brigade des stups, va se laisser tenter par l'E-den,
une drogue qui le fait vivre momentanément dans un monde idyllique.
Dans Utopia (Ombres noires, 2013), l'Égyptien Ahmed Khaled Towfik nous montre un futur plus proche (les années 2020), où les deux groupes sociaux (riches/misérables) se sont également séparés. Les nantis vivent dans la cité, Utopia, véritable forteresse sécurisée par des soldats américains retraités, où ils bénéficient de tout, les autres dans les faubourgs ou le désert où ils ont tout perdu : plus d'eau courante, d'électricité, de médecine, de services, et où trafics et violences sont le lot quotidien. Le lien entre les deux : les esclaves employés par les riches nantis. Ces derniers ont tout, et les jeunes d'Utopia (qui se droguent aussi pour échapper à l'ennui d'une vie aseptisée) ont comme seule issue un jeu : aller chez les autres capturer un des misérables, le lâcher dans la cité et organiser une chasse à l'homme. Le héros, un fils à papa extrêmement déplaisant, fait son expérience : "je comprends pourquoi nous nous sommes retranchés dans Utopia. Il n'y a plus rien dans ce monde que la misère, des visages faméliques et des yeux exorbités, affamés, sauvages. Il y a trente ans, ces gens avaient encore quelques droits, mais aujourd'hui, c'est de l'histoire ancienne." Les deux romans nous décrivent un monde vers lequel nous courons, celui où les classes dirigeantes ont éradiqué peu à peu tous les droits sociaux, et où l'immense foule des misérables doit être tenue à distance, éventuellement abrutie par la drogue, cette dernière n'épargnant pas les rejetons des nantis, dont l'ennui est incommensurable.
Dans Utopia (Ombres noires, 2013), l'Égyptien Ahmed Khaled Towfik nous montre un futur plus proche (les années 2020), où les deux groupes sociaux (riches/misérables) se sont également séparés. Les nantis vivent dans la cité, Utopia, véritable forteresse sécurisée par des soldats américains retraités, où ils bénéficient de tout, les autres dans les faubourgs ou le désert où ils ont tout perdu : plus d'eau courante, d'électricité, de médecine, de services, et où trafics et violences sont le lot quotidien. Le lien entre les deux : les esclaves employés par les riches nantis. Ces derniers ont tout, et les jeunes d'Utopia (qui se droguent aussi pour échapper à l'ennui d'une vie aseptisée) ont comme seule issue un jeu : aller chez les autres capturer un des misérables, le lâcher dans la cité et organiser une chasse à l'homme. Le héros, un fils à papa extrêmement déplaisant, fait son expérience : "je comprends pourquoi nous nous sommes retranchés dans Utopia. Il n'y a plus rien dans ce monde que la misère, des visages faméliques et des yeux exorbités, affamés, sauvages. Il y a trente ans, ces gens avaient encore quelques droits, mais aujourd'hui, c'est de l'histoire ancienne." Les deux romans nous décrivent un monde vers lequel nous courons, celui où les classes dirigeantes ont éradiqué peu à peu tous les droits sociaux, et où l'immense foule des misérables doit être tenue à distance, éventuellement abrutie par la drogue, cette dernière n'épargnant pas les rejetons des nantis, dont l'ennui est incommensurable.
La
vierge des tueurs
du Colombien Fernando Vallejo est une descente aux enfers dans la
Colombie des années 90 – mais est-ce que ça a changé depuis ?,
gangrenée par la corruption, les trafics en tous genres, la pauvreté
galopante et la violence déferlante des jeunes, armés par les
narcotrafiquants. Alexis, le jeune anti-héros, à seize ans, ne
connaît que son revolver. Tout lui est prétexte à tuer :
ordre de son patron, mais aussi bien machinalement, s'il interprète
mal un mot, un geste, une bousculade, un regard dans la rue... C'est
raconté par un vieil homme, revenu de tout ("À
part mourir, tout dans la vieillesse est incongru"),
qui s'est amouraché de ce jeune sicaire, ange exterminateur.
L'auteur décrit un monde apocalyptique, où la vie n'a plus grand
sens, et où la mort est presque une solution ! Seuls les
vautours semblent être à leur place : "avec
leurs plumes noires, avec leurs âmes limpides, les charognards
survolent la vallée et ils sont, dans l'état actuel des choses, la
meilleure preuve que j'aie de l'existence de Dieu."
Terrifiant, vous dis-je... Et formidablement bien traduit !
Quant
au documentaire Les
hommes du Labici B,
réalisé par François Chilowicz (emprunté à la Médiathèque), il
m'a passionné. Résumé de l'éditeur du film : "Le
LABICI B est un cargo battant pavillon de complaisance, aux ordres
d’un armateur peu scrupuleux. Son équipage est composé de onze
hommes représentant sept nationalités. Faisant route vers Béjaïa,
en Algérie, pour livrer une cargaison de sucre, les hommes du LABICI
B ne savent pas encore que leur navire va être saisi par des
créanciers européens et l’armateur préférera disparaître
plutôt que de payer ses dettes, abandonnant son équipage sans
salaires, sans nourriture, ni billet de retour !"
On voit ici la vie quotidienne sur le cargo, la vie des marins, et
le fait qu'ils n'existent guère aux yeux des armateurs, eux-mêmes soumis aux actionnaires. Main-d’œuvre invisible,
« petites mains », les marins sont victimes des pavillons
de complaisance : navires immatriculés dans des pays "où
les taxes sont voisines de zéro, où les lois sociales et la
réglementation sur la sécurité sont très “souples”,
complaisantes par définition."
J'ai été
séduit certes par le fait qu'il s'agissait d'un cargo et d'un monde
de marins que je connais bien maintenant. Mais aussi par la
délicatesse avec laquelle le réalisateur montre ces hommes, livrés
à un sentiment
d’abandon. Des mois d'attente, sans salaires, avec peu de
nourriture, et beaucoup d'incertitude. "Revenir
à terre et rentrer chez soi, s’il n’y a pas à la clé la
perspective d’un nouvel embarquement et le sentiment victorieux
d’apporter un salaire durement gagné, c’est un peu comme partir
à la dérive. Sur terre, les marins ne se sentent pas grand chose.
Démunis. Ils ont la conviction que rien, ni personne ne les attend.
La famille espère de l’argent et les armateurs ne sont disponibles
que s’ils cherchent à compléter un équipage."
Junior,
le commandant par intérim, finit par s’effondrer en larmes. Il a
passé des journées à attendre au téléphone qu'une solution soit
trouvée, que le bateau soit racheté et l'équipage avec lui. "Il
a vu ses marins trembler de rentrer chez eux sans argent ni travail."
Face au cynisme des armateurs, le marin n'est rien. Un film qui
témoigne lui aussi de la dichotomie du monde entre ceux qui ont
tout, le pouvoir et l'argent, et les autres, ceux qui n'ont que leur
force de travail. Pour mieux comprendre la mondialisation... À voir et à revoir !
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