Tout
intérêt est usurier. Ma morale me dicte que quand on a on doit
donner.
(Fernando
Vallejo, Carlitos qui êtes aux cieux, trad. Jean-Marie
Saint-Lu, Belfond, 2007)
De
temps en temps, je lis un livre qui traite de la prison, ou même qui
a été écrit en prison. C'est ainsi que je viens de dévorer le
dernier livre de Cesare Battisti, Face
au mur (Flammarion,
2012). On connaît l'histoire de cet ex-activiste italien des « années
de plomb », condamné par contumace en Italie, qui avait obtenu en
France un asile dû à la doctrine Mitterrand, puis qui avait dû, lorsque Sarkozy fut ministre de l'intérieur,
fuir au Brésil, où il finit par être arrêté, à la demande de l'Italie :
le Brésil, après l'avoir maintenu quatre années en prison, lui a
en fin de compte accordé l'asile politique. Battisti étant devenu écrivain dans les
années 90, je me souviens que l'on discutait de son cas dans le
groupe Mauvais
genre
(= le polar) auquel je participais en ce temps-là, et pour lequel j'avais proposé une
analyse de son roman Avenida
revolucion.
Face
au mur est
un roman. On en a peu parlé, pour autant que je sache, à sa sortie.
L'auteur y raconte l'histoire d'un réfugié au Brésil, emprisonné
et qui s'évade de sa prison en se souvenant de sa dernière histoire
d'amour, avec une jeune femme, Janaïna. En fait, depuis son arrivée
dans le pays, il était sous étroite surveillance policière, et
Janaïna faisait partie du dispositif de surveillance ; et
finalement, il en avait marre d'être soi-disant libre, mais
constamment filé : "consciemment
ou non, la prison, je l'ai cherchée. Parce qu'il était bon d'avoir,
à côté d'une vie réelle devenue insupportable, une deuxième vie
végétale d'où l'on peut contempler la première en simple
spectateur."
Parallèlement à cette remémoration de ses derniers mois de
liberté, le narrateur, Auguste (un double de l'auteur) nous fait
part de l'observation de la vie en prison, du petit oiseau qu'il
observe de la cour de promenade, des confidences des autres détenus,
qui nous valent de belles digressions sous forme d'histoires parallèles. Il faut un bel esprit
d’indépendance pour lire un tel livre ; ça m'a beaucoup plu. C'est
un « roman ». Ne pas y voir une autobiographie déguisée,
même si sans doute beaucoup de faits vécus alimentent la source où
puise le livre. Il suscitera la haine des conformistes de
l'autofiction, incapables de s'affranchir de leur « moi » pour toucher
une réalité qui les dépasse.
Auguste
nous fait sentir la difficulté première de la vie carcérale :
"le
passé est une bonne caisse à outils pour ceux qui n'attendent plus
rien du présent ni du futur."
Si on ressasse trop le passé – mais ceci est valable tout autant
en « liberté », on ne peut pas vivre réellement. Le narrateur
nous rappelle bien le "processus
de dépersonnalisation et de désocialisation qui, contre toute
attente, semble être le but même de la prison [et qui entraîne
une] fâcheuse tendance à se réinventer la vie avec passé, présent
et futur, en se servant d'une nouvelle identité façonnée avec ce
qu'on a sous la main."
Pour en arriver, après quelques années de détention, au point où
"si
on nous libérait, là, en cet instant, nous ne saurions que faire,
dehors pourrait être pire qu'ici. C'est comme si, en quelque sorte,
la prison nous habillait et que la liberté nous reprendrait nus."
Très belles observations que seuls des prisonniers peuvent faire.
Mais
nous-mêmes, ne créons-nous pas, à notre usage, des prisons
artificielles ? Ceux qui s'empêchent de lire, par exemple, en
prétendant que la littérature n'est pas pour eux ; ceux qui
s'enferment derrière de multiples barrières, idéologiques,
religieuses, mentales ; ceux qui décident que le voyage et la
rencontre des hommes ne sont plus pour eux ; ceux qui finissent
par se désocialiser, aidés, il est vrai, par la société qui
parque chacun dans une identité : les « jeunes »,
les « vieux », les « immigrés », etc.
Être
libre, c'est refuser ces barrières, ces frontières, ces
enfermements. En ce sens, on peut même, dans une certaine mesure,
être « libre » en prison. Et un roman comme Face
au
mur
permet de le comprendre.
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