après
tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque
chose au fond de soi qu'il faudrait saisir... C'est l'amour de la
vie, c'est le rêve, l'éternité, la beauté, l'Innommé,
l'Inconnaissable peut-être... Et si l'on rêve, ce n'est pas pour
rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule
nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des
hommes.
(Mohammed
Khaïr-Eddine, Il
était une fois un vieux couple heureux)
J'ai
froid ! Ben oui, ça peut paraître bizarre, vu les températures
extérieures. Sans doute un des effets de la vieillesse. Demain 66
ans et demi. Bien sûr, le fait de dormir seul la nuit ne réchauffe
guère. Mais ce n'est pas la nuit que j'ai froid, c'est le jour.
Faudra que je pense à emporter une veste pour cet été quand je
ferai un peu de vélo à La Rochelle, dans l'Aveyron, dans le
Languedoc ou dans le piémont pyrénéen. J'ai forgé le mot
froiditude pour qualifier cet état de fait. Un froid d'ailleurs qui
n'est pas uniquement physique, mais comment dire, moral, ou même
métaphysique. J'ai l'impression que je manque de chaleur quand je
suis avec les autres, enfants, famille, ami(e)s, connaissances, avec
Dieu même. Que je me retiens, que je suis sur la réserve.
C'est
vrai que je suis définitivement réservé quant à l'amour
physique ; comme dit un des héros d'Arno Schmidt (dans ses
récits Histoires): "Rare
à mon âge qu'on entre encore en tentation ; quand ça arrive,
on règle encore en principe la chose par l'imagination".
Je suis aussi très réservé quant à mes capacités de séduction.
Toujours l'ami Schmidt, décidément bon observateur du genre
humain : "Rasé, les cheveux fraîchement taillés,
le ventre discrètement refoulé au moyen d'une ceinture […] on
arrive encore à mimer pendant trois heures le monsieur d'un certain
âge encore bien souple ; après lequel les dames
pré-septuagénaires soupirent un : – Vraiment, on dirait un
jeune homme !" Horreur
qu'on me fasse ce genre de réflexions, pré-septuagénaire ou pas ! D'ailleurs je suis
aussi un peu réfractaire aux clubs de troisième âge. Vraiment,
Schmidt est une perle : "Rencontrer
par hasard un ami sexagénaire – ça peut encore aller : mais
un club entier de ces momies sur béquilles !?"
OK, c'est un peu méchant ! Alors, les voyages de groupe et les croisières, oui, s'il y a mixité
des âges ; sinon, je préfère aller seul, ou avec des amis
choisis.
Mais
cette froiditude est peut-être normale quand on est retraité, quand
on nous a mis de côté : "me voilà semblable aux vieux. (En quelque sorte dévêtu de ma vie).
Mon existence, ainsi suspendue, me devient comme étrangère"
(Georges Hyvernaud, Feuilles
volantes).
Elle a peut-être été accentuée par mon départ de Poitiers, vu
qu'effectivement à Bordeaux pour l'instant je ne fréquente pas
grand-monde. Je ressemble aux personnages de Battisti (tiens, un qui
doit avoir froid, dans son exil brésilien), dont il dit que se
quittant, "ils
s'embrassèrent et la gare de Lyon fut un désert"
(Les
habits d'ombre).
J'entame donc peut-être ma traversée du désert, commencée de
toute façon avec le décès de Claire et ma réappropriation de la
solitude. Accentuée par la civilisation moderne : "Société
fragmentée, société de rupture du lien entre les générations,
société de dé-liaison, « dissociété » dans laquelle
pour être soi, pour réaliser au mieux son capital personnel, chacun
doit être prêt à ne plus être relié aux autres pour ne rien leur
devoir [commentaire personnel : quel dommage de s'abstenir de
« devoir »]. Le lien de solidarité sur lequel reposait
jusqu’à présent le contrat social qui nous relie consistait à la
fois à se savoir relié et à se reconnaître une dette envers
l’autre, plus démuni, plus faible, plus vieux, dette collective,
dont chacun est conduit à répondre personnellement"
(Michel Billé, Didier Wartz, La
tyrannie du « bien vieillir »).
J'ai
pourtant échappé à la tragédie de nombre de retraités qui, dans
leur vie antérieure, "faisaient
leur métier sans joie, attendaient leur retraite, attendaient de
petites rentes, rêvaient de palmes académiques. Quelques-uns
adonnés à de furtives débauches. Tous très fiers d'avoir, trente
ans plus tôt, passé des examens. En un mot, des cadavres"
(Georges
Hyvernaud, encore).
Je n'ai jamais été particulièrement fier de mes diplômes,
considérant que j'avais eu beaucoup de chance, que je l'ai sans
doute aidée, cette chance, mais enfin, je ne me suis pas fait tout
seul ; j'ai aimé profondément mon métier, je n'attendais pas
la retraite, et elle ne m'a donc pas surpris ; je ne crois pas
avoir été débauché (tant pis pour le Don Juan qui était en
moi) ; je ne rêvais pas à la moindre médaille, et n'en ai
jamais obtenu, sinon ce prix de poésie de Bergerac en 2010. Donc, je
n'ai rien raté d'essentiel, j'ai quelques formidables souvenirs (de toute façon, je
ne me rappelle que les bons moments) et une excellente capacité
d'oubli (très utile pour les mauvais moments), ce qui n'est pas
grave : "Tu
sais, tout compte fait, la vie est davantage faite de ce dont on ne
se souvient pas que de ce dont on se souvient"
(Antonio
Tabucchi, Tristano
meurt).
Je
me débrouille donc. Seul. "Or
se débrouiller seul, c’est se passer des autres et introduire une
distension dans le lien social, distension qui peut se traduire par
une nouvelle demande d’objets techniques visant à compenser
l’appauvrissement du lien social. Téléphone portable, télévision,
ordinateur, machines automatiques témoignent de cette tendance et
accroissent l’isolement",
nous serinent les deux sociologues précités. Je les crois
volontiers, et une part de la froiditude peut venir de là.
Franchement, une machine à lire, c'est bien, mais un lecteur ou une
lectrice qui vous fait la lecture à côté de vous, ça a quand même
une autre touche, en matière de chaleur humaine, non ?
Et
puis aussi la froiditude est accentuée par le fait que fait que les
miroirs existent. Ils étaient bien heureux, nos ancêtres qui ne
pouvaient pas se dire, comme le héros de Joseph Grandjean, dans Les
grandes manœuvres : "Un
matin, en me rasant, j'ai regardé ma gueule dans la glace, avec ses
plis, ses os et ses broussailles, et je me suis dit mon vieux
Mérolpe, il se pourrait bien que tu finisses par caner. Y a pas de
raison".
Oui, on pense un peu plus à la mort en vieillissant. La finitude
nous contemple dans le miroir. Et le froid qui va avec. On ferait
mieux de ne pas se raser !
Il
ne nous reste plus qu'à méditer sur ces lignes du portugais
Fernando Pessoa, dans ses Poésies
d'Alvaro de Campos :
"Nous
avons tous deux vies : / La
véritable, celle que nous avons rêvée pendant l'enfance / Et que
nous continuons à rêver, adultes, sur fond de brume ; / La
fausse, celle que nous vivons dans la vie partagée avec d'autres, /
Qui est la pratique, l'utile, / Celle
dans laquelle on finit par nous mettre dans un cercueil".
Sauf si on a décidé de retrouver dans notre futile retraite la vie
rêvée de l'enfance. J'en connais qui y arrivent.
Tiens,
rien que d'avoir un peu planché sur le sujet, je sens que j'ai déjà moins
froid. Que des amis m'attendent ici et là, qu'ils ont besoin de moi,
comme moi d'eux ; que je ne suis pas encore totalement inutile à
ma famille, la "tribu
prophétique aux ardentes prunelles"
que chantait Baudelaire et à laquelle je joins mes voisins et
l'humanité entière. Je leur rends visite à tous, je les aime à
ma façon, je les aide aussi parfois (je l'espère du moins). Je n'ai
donc aucunement "le
morne regret des chimères absentes"
sur lesquelles Baudelaire poursuit son poème. Par contre je suis d'accord
avec lui ;
comme devant tout le monde, s'ouvre aussi devant moi "l'empire
familier des ténèbres futures".
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