vendredi 22 juin 2012

22 juin 2012 : la froiditude



après tout, si la réalité est bien désagréable, il y a encore quelque chose au fond de soi qu'il faudrait saisir... C'est l'amour de la vie, c'est le rêve, l'éternité, la beauté, l'Innommé, l'Inconnaissable peut-être... Et si l'on rêve, ce n'est pas pour rien. Seule la poésie permet cet accomplissement de soi, elle seule nous libère des entraves terrestres et du comportement insensé des hommes.
(Mohammed Khaïr-Eddine, Il était une fois un vieux couple heureux)


J'ai froid ! Ben oui, ça peut paraître bizarre, vu les températures extérieures. Sans doute un des effets de la vieillesse. Demain 66 ans et demi. Bien sûr, le fait de dormir seul la nuit ne réchauffe guère. Mais ce n'est pas la nuit que j'ai froid, c'est le jour. Faudra que je pense à emporter une veste pour cet été quand je ferai un peu de vélo à La Rochelle, dans l'Aveyron, dans le Languedoc ou dans le piémont pyrénéen. J'ai forgé le mot froiditude pour qualifier cet état de fait. Un froid d'ailleurs qui n'est pas uniquement physique, mais comment dire, moral, ou même métaphysique. J'ai l'impression que je manque de chaleur quand je suis avec les autres, enfants, famille, ami(e)s, connaissances, avec Dieu même. Que je me retiens, que je suis sur la réserve.
C'est vrai que je suis définitivement réservé quant à l'amour physique ; comme dit un des héros d'Arno Schmidt (dans ses récits Histoires): "Rare à mon âge qu'on entre encore en tentation ; quand ça arrive, on règle encore en principe la chose par l'imagination". Je suis aussi très réservé quant à mes capacités de séduction. Toujours l'ami Schmidt, décidément bon observateur du genre humain : "Rasé, les cheveux fraîchement taillés, le ventre discrètement refoulé au moyen d'une ceinture […] on arrive encore à mimer pendant trois heures le monsieur d'un certain âge encore bien souple ; après lequel les dames pré-septuagénaires soupirent un : – Vraiment, on dirait un jeune homme !" Horreur qu'on me fasse ce genre de réflexions, pré-septuagénaire ou pas ! D'ailleurs je suis aussi un peu réfractaire aux clubs de troisième âge. Vraiment, Schmidt est une perle : "Rencontrer par hasard un ami sexagénaire – ça peut encore aller : mais un club entier de ces momies sur béquilles !?" OK, c'est un peu méchant ! Alors, les voyages de groupe et les croisières, oui, s'il y a mixité des âges ; sinon, je préfère aller seul, ou avec des amis choisis.
Mais cette froiditude est peut-être normale quand on est retraité, quand on nous a mis de côté : "me voilà semblable aux vieux. (En quelque sorte dévêtu de ma vie). Mon existence, ainsi suspendue, me devient comme étrangère" (Georges Hyvernaud, Feuilles volantes). Elle a peut-être été accentuée par mon départ de Poitiers, vu qu'effectivement à Bordeaux pour l'instant je ne fréquente pas grand-monde. Je ressemble aux personnages de Battisti (tiens, un qui doit avoir froid, dans son exil brésilien), dont il dit que se quittant, "ils s'embrassèrent et la gare de Lyon fut un désert" (Les habits d'ombre). J'entame donc peut-être ma traversée du désert, commencée de toute façon avec le décès de Claire et ma réappropriation de la solitude. Accentuée par la civilisation moderne : "Société fragmentée, société de rupture du lien entre les générations, société de dé-liaison, « dissociété » dans laquelle pour être soi, pour réaliser au mieux son capital personnel, chacun doit être prêt à ne plus être relié aux autres pour ne rien leur devoir [commentaire personnel : quel dommage de s'abstenir de « devoir »]. Le lien de solidarité sur lequel reposait jusqu’à présent le contrat social qui nous relie consistait à la fois à se savoir relié et à se reconnaître une dette envers l’autre, plus démuni, plus faible, plus vieux, dette collective, dont chacun est conduit à répondre personnellement" (Michel Billé, Didier Wartz, La tyrannie du « bien vieillir »).
J'ai pourtant échappé à la tragédie de nombre de retraités qui, dans leur vie antérieure, "faisaient leur métier sans joie, attendaient leur retraite, attendaient de petites rentes, rêvaient de palmes académiques. Quelques-uns adonnés à de furtives débauches. Tous très fiers d'avoir, trente ans plus tôt, passé des examens. En un mot, des cadavres" (Georges Hyvernaud, encore). Je n'ai jamais été particulièrement fier de mes diplômes, considérant que j'avais eu beaucoup de chance, que je l'ai sans doute aidée, cette chance, mais enfin, je ne me suis pas fait tout seul ; j'ai aimé profondément mon métier, je n'attendais pas la retraite, et elle ne m'a donc pas surpris ; je ne crois pas avoir été débauché (tant pis pour le Don Juan qui était en moi) ; je ne rêvais pas à la moindre médaille, et n'en ai jamais obtenu, sinon ce prix de poésie de Bergerac en 2010. Donc, je n'ai rien raté d'essentiel, j'ai quelques formidables souvenirs (de toute façon, je ne me rappelle que les bons moments) et une excellente capacité d'oubli (très utile pour les mauvais moments), ce qui n'est pas grave : "Tu sais, tout compte fait, la vie est davantage faite de ce dont on ne se souvient pas que de ce dont on se souvient" (Antonio Tabucchi, Tristano meurt).
Je me débrouille donc. Seul. "Or se débrouiller seul, c’est se passer des autres et introduire une distension dans le lien social, distension qui peut se traduire par une nouvelle demande d’objets techniques visant à compenser l’appauvrissement du lien social. Téléphone portable, télévision, ordinateur, machines automatiques témoignent de cette tendance et accroissent l’isolement", nous serinent les deux sociologues précités. Je les crois volontiers, et une part de la froiditude peut venir de là. Franchement, une machine à lire, c'est bien, mais un lecteur ou une lectrice qui vous fait la lecture à côté de vous, ça a quand même une autre touche, en matière de chaleur humaine, non ?
Et puis aussi la froiditude est accentuée par le fait que fait que les miroirs existent. Ils étaient bien heureux, nos ancêtres qui ne pouvaient pas se dire, comme le héros de Joseph Grandjean, dans Les grandes manœuvres : "Un matin, en me rasant, j'ai regardé ma gueule dans la glace, avec ses plis, ses os et ses broussailles, et je me suis dit mon vieux Mérolpe, il se pourrait bien que tu finisses par caner. Y a pas de raison". Oui, on pense un peu plus à la mort en vieillissant. La finitude nous contemple dans le miroir. Et le froid qui va avec. On ferait mieux de ne pas se raser !
Il ne nous reste plus qu'à méditer sur ces lignes du portugais Fernando Pessoa, dans ses Poésies d'Alvaro de Campos : "Nous avons tous deux vies : / La véritable, celle que nous avons rêvée pendant l'enfance / Et que nous continuons à rêver, adultes, sur fond de brume ; / La fausse, celle que nous vivons dans la vie partagée avec d'autres, / Qui est la pratique, l'utile, / Celle dans laquelle on finit par nous mettre dans un cercueil". Sauf si on a décidé de retrouver dans notre futile retraite la vie rêvée de l'enfance. J'en connais qui y arrivent.
Tiens, rien que d'avoir un peu planché sur le sujet, je sens que j'ai déjà moins froid. Que des amis m'attendent ici et là, qu'ils ont besoin de moi, comme moi d'eux ; que je ne suis pas encore totalement inutile à ma famille, la "tribu prophétique aux ardentes prunelles" que chantait Baudelaire et à laquelle je joins mes voisins et l'humanité entière. Je leur rends visite à tous, je les aime à ma façon, je les aide aussi parfois (je l'espère du moins). Je n'ai donc aucunement "le morne regret des chimères absentes" sur lesquelles Baudelaire poursuit son poème. Par contre je suis d'accord avec lui ; comme devant tout le monde, s'ouvre aussi devant moi "l'empire familier des ténèbres futures"
 

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