Désirons-nous
prendre le pouvoir ? Pas du tout ! Et nous avons raison !
[…] notre tâche consistera à garder les yeux ouverts, et à
indiquer aux classes dirigeantes issues d'une volonté populaire les
buts qu'elles perdent de vue trop souvent...
(Jean
Meckert, Nous avons les mains rouges)
Dans
Nous
avons les mains rouges,
nous sommes au lendemain de la guerre. Laurent Lavalette sort de
prison : "un
tombeau puant. Tuberculeux et dysentériques qu'on faisait travailler
douze heures par jour, dont on bouffait le pécule à coups d'amende.
La demande de visite médicale considérée comme acte
d'indiscipline. Jamais de douches. Jamais de lavage".
Dans une rixe, il avait tué un homme. Il a purgé sa peine. Il est
recueilli dans une étrange scierie des Alpes où un groupe de
résistants refuse l'amnistie des collabos et de participer à cette
mascarade de "Liberté,
qui ne sert que les forts, les fripouilles et les habiles !"
et souhaite poursuivre l'épuration.
Le patron est un vieil homme volontiers sentencieux et moraliste, un
pur. Il est veuf et vit avec Hélène et Christine, ses deux jeunes
filles, de vingt et dix-huit ans, dont la cadette est sourde-muette.
Il a déjà recueilli Armand, dit « le Grand », un
costaud qui a fait de la prison lui aussi, mais pour faits de
résistance. Armand a même été torturé et jouit d'un grand
prestige auprès du groupe d'anciens résistants qui gravitent autour
d'eux : parmi ces derniers, le pasteur Bertod, qui assure le
culte protestant du dimanche dans la grande salle du chalet attenant
à la scierie. Mais aussi Lucas, rangé sous la bannière du PC et
devenu conseiller général, ce qui est une trahison pour beaucoup.
"Quiconque
arrive au pouvoir ne songe plus qu'à consolider sa position ;
c'est un fait reconnu. Sous prétexte de réalisme, il fait appel aux
habiles et compose avec les puissants, suivant le précepte de la fin
qui justifie les moyens... c'est ainsi qu'à vivre au milieu des
loups, le plus sincère militant devient ministre, ou conseiller...",
voilà ce que pensent les plus durs du groupe qui veulent continuer à
nettoyer la région des anciens collabos, miliciens et trafiquants du
marché noir, trop souvent faiblement condamnés voire amnistiés par
les nouvelles autorités, complices d'une certaine façon.
Le
groupe est très soudé, très militant, et a refusé de déposer les
armes : une réserve de mitraillettes, de grenades et de plastic
se trouve dans les caves du chalet. Et c'est pour s'en servir. Car il
s'agit de continuer l'action directe dont ils ont pris l'habitude
pendant la guerre contre l'occupant, de maintenir la face haute, de
sauvegarder les idéaux du combat contre l'ennemi nazi :
"l'abolition
du profit, des frontières et des prépondérances".
Même le pasteur pense que cette haine, qui perdure contre les
profiteurs de guerre, est sacrée : "car
si l'on admet que Dieu se mêle de la guerre, il faut admettre qu'il
se mêle au nettoyage. Sinon, tout n'est qu'une immense duperie !"
Christine, la jeune sourde, tome amoureuse de Laurent. Hélène, plus
rude et austère, est plus engagée dans le combat, auquel elle veut
participer : dynamitage de maisons et de magasins d'anciens
trafiquants, "exécutions" de traîtres jugés et relâchés
par la justice.
Tout
bien sûr va se terminer très mal dans ce roman noir, d'un réalisme
étonnant, et qui se lit d'une traite : j'ai lu, pour la
première fois depuis longtemps, pendant plus de trois heures
d'affilée ! J'ai été séduit par la description très précise
de l'époque (le roman est paru en 1947), et aussi par ces enfants
perdus de la Résistance : "Regardez-vous
bien les uns les autres, et vous verrez les traits caractéristiques
d'une race qui s'éteindrait si nous n'y prenions pas garde ; la
race de l'insurgé, râleur et noble, qui fait des bombes, lit des
brochures, s'occupe de petites inventions et se fait tuer sur les
barricades. La race à tête chaude, crachant sur la loi, mais ne la
tournant pas à son profit. La race à la nuque raidie, souffletant
parfois Dieu, mais ne chapardant pas, n'acceptant ni pourboire ni
compromis".
Trop "purs"
pour un monde de compromis et de profiteurs, ils vont entraîner
Laurent (d'ailleurs assez mal jugé par beaucoup d'entre eux, comme
n'étant pas un des "leurs")
dans une équipée sauvage dont il ne se relèvera pas. "Non
récupérable", était le dernier mot de la pièce de Sartre,
Les
Mains sales.
Oui,
il faut accepter de se salir les mains, parce que de toute façon,
elles vont être sales, telle semble la leçon de ce livre
stupéfiant. Jean Meckert a écrit là un roman intense. Par la
suite, il devint un des auteurs-phares de la Série noire sous le
pseudonyme de Jean Amila, sans rien perdre de son talent, et sans
jamais renier ses idéaux libertaires.
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