J'ai
toujours apprécié les gens qui savent raconter leurs vies, leurs
journées, leurs petits miracles quotidiens. Ils vous prennent avec
eux dans leur monde grâce à leurs mots, grâce à leurs inventions,
car ils ne se contentent jamais de décrire la réalité, ils vont
jusqu'à l'inventer, la fabriquer pour vous faire honneur.
(Abdellah
Taïa, Le rouge du tarbouche)
Diable !
je vais encore parler d'un livre... Je n'y peux rien, je lis
beaucoup, je dirais même que je lis de plus en plus, redoutant le
moment où, les yeux me refusant leur concours, comme les jambes à
un marathonien ou à un coureur cycliste, je ne pourrai plus le
faire. Je pense à ma mère et à sa dégénérescence maculaire. Je
pense à l'ami Georges, atteint de la même maladie. Et contraint
maintenant à utiliser une machine à lire. Si, si, ça existe !
Il s'agit d'une machine dans laquelle on passe une page de texte
(n'importe quel texte imprimé, livre, magazine, journal, facture,
mais pas les textes manuscrits, car la reconnaissance est trop
difficile, à cause de la trop grande variété d'écriture
manuelle). La machine mémorise la page (ou deux pages contiguës)
puis la restitue vocalement par une voix de synthèse masculine ou
féminine, au choix. Le texte peut être archivé, on peut donc
enregistrer, si j'ai bien compris, un livre entier, puis l'écouter
dans la continuité. C'est assez fabuleux. Certaines machines peuvent
aussi écrire les textes qu'on leur dicte. Georges m'a montré et
fait la démonstration avec les premières pages du dernier livre de
Le Clézio : ça fonctionne plutôt bien. Paraît même que ça
peut traduire le texte en d'autres langues et le lire dans ces
langues étrangères. On n'arrête pas le progrès. Le seul
inconvénient est que ça ne convient pas à toutes les sortes de
textes. Ainsi la poésie moderne, par exemple, passe mal, à cause de
l'absence de ponctuation. Le robot lecteur n'est pas capable de
restituer la ponctuation absente, et lit ça comme s'il s'agissait
d'un annuaire de chemin de fer.
Mais
pour l'instant, j'ai encore mes yeux. Mon frère m'a prêté le
dernier livre de Tristan Garcia, En l'absence de classement final,
un recueil de nouvelles parues chez Gallimard. Trente et un textes
courts, de deux à dix-huit pages. Tous traitent du sport, et
racontent les heurts et malheurs des petits, des obscurs, des sans
grades, aussi bien que des champions, ces nouveaux "damnés
de la terre". C'est un peu à
dessein que j'utilise cette expression tirée de l'Internationale,
car justement il me semble que le sport, tout au moins le sport de
compétition, est devenu le nouvel opium du peuple, et a remplacé la
religion ! L'auteur est philosophe et imaginatif. On sent qu'il
connaît assez bien le sujet, qu'il regarde la télévision (autre
opium du peuple, et qui, en ce moment, avec les retransmissions de
Roland Garros, puis de la Coupe d'Europe de football, en attendant le
Tour de France et les Jeux olympiques, devient un opium à la
puissance ² ! On a l'air bête quand on dit qu'on ne regarde pas
tout ça, et on nous taxe d'extra-terrestres si on dit qu'on s'en
fout), qu'il sait observer et, à partir de l'observation, inventer. Bien sûr ici, Tristan Garcia fait une
critique assez sévère du sport de compétition, devenu métaphore
de l'économie mondialisée, à base d'efforts et de persévérance
(chez les athlètes), d'insincérité et de combines chez les
entraîneurs, les parieurs et les politiques. On croisera donc un
sauteur en longueur, un cycliste, un pongiste chinois, un lutteur
ouzbek, une volleyeuse cubaine, un boxeur latino, un pilote de course
finlandais, des basketteurs américains, des nageuses, des
footballeurs, des coureurs à pied éthiopiens, etc. Tous sont des
victimes du système, de la compétition forcenée (et parfois
truquée, voir les nouvelles parfois terrifiantes sur le cyclisme, le
volley-ball ou la course à pied), des entraînements intensifs (et
parfois du dopage qui va avec), de coups tordus (avec en arrière-plan
la politique, voire des complots), du cynisme et de l'argent, de
névroses diverses, de l'obligation d'être toujours au top : un
concentré de notre belle civilisation ! On rit parfois, on
frémit souvent, on est aussi effrayé par l'hyper-réalisme de la
dérégulation sportive, tellement analogue à l'horreur économique.
En
l'absence de classement final montre aussi la beauté des gestes,
l'impossibilité parfois de saisir dans leur complexité tous les
tenants et aboutissants d'un merveilleux exploit (ainsi d'un but de
football particulièrement réussi, tributaire des "passes,
des renvois" tellement
inattendus qu'une sorte de poésie se dégage de cette réussite).
Bien sûr, il s'agit toujours d'athlètes imaginaires. Et donc de
littérature. Mais parfois l'imagination permet de mieux comprendre
les choses. On ne peut plus, après cette lecture, regarder le Tour
de France ou une course de fond avec la même innocence, et dire :
« On ne savait pas ! » Il y a une horreur, une
barbarie, une indécence sportives, parfois une absence de respect et
de sens de l'honneur que l'auteur ne veut pas escamoter, et qui
confine souvent au désastre. Et, comme le souligne Jean Soublin,
dans son livre Le second regard : voyageurs et barbares en
littérature, où il analyse le rapport à l'étranger, au
Barbare, il faut bien "convenir
que l'histoire bouge dans un sens, qui n'est pas forcément le bon".
Sur
ce, ne manquez pas les prochains matches de foot !
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