vendredi 10 septembre 2010

10 septembre 2010 : poésie versus violence



Et de l'autre côté de la rue où j'habite, un homme, cette nuit-là, fracassait une femme contre un mur de pierre. Il exhibait sa force, lui ôtant à coups de poing toute dignité, comme le monde avait fait avec lui, et exigeant d'elle, à chaque coup bien appliqué, la soumission qu'on avait exigée de lui. Pour montrer à cette femme, et à lui-même, que là, dans ces recoins sombres, c'était lui le maître et qu'il avait un peu de pouvoir sur sa vie et celle d'autrui.
(Eddy L. Harris, Harlem)


Bien entendu, ce que voit le jeune Eddy Harris dans Harlem ce jour-là, c'est une violence faite par un homme noir à une femme noire. Et c'est une des scènes qui le déterminent à ne pas avoir envie d'être un noir, si être un noir, c'est ça : seulement dans la société américaine, il est difficile pour un homme noir d'être « un homme tout court. » Car, ajoute-t-il, « Nous sommes comme nous permettons qu'on nous traite. Nous finissons, en gros, par coller à une réalité que nous avons laissé à d'autres le soin de façonner pour nous et même nous y ajoutons foi et nous l'encourageons. » Voilà, nous faisons venir Eddy à la prison lundi 20 septembre, et j'ai hâte de le rencontrer. Car, pour lui comme pour Chester Himes, Edward Bunker et quelques autres, l'écriture littéraire a été sans doute le facteur qui a permis d'exorciser cette violence, qui lui a permis de survivre et d'exister comme « homme tout court », justement. Je repensais à tout ça en voyant quelques films récemment, et aussi en réfléchissant sur ma vie et sur les violences que j'ai subies, car je ne me fais pas d'illusions, nous en subissons tous.
Poetry, par exemple, ce très beau film coréen, nous raconte l'histoire d'une vieille dame, Mija, une grand-mère, qui élève son petit-fils, un collégien muré dans son silence (comme tout ado confronté à une génération ancienne), qui pratique l'aide à domicile (toilette, habillage) de personnes plus âgées encore, et à qui on diagnostique qu'elle fait un début d'Alzheimer. Elle s'inscrit à un cours de poésie : ne riez pas, la poésie est un grand recours contre le réel. Une amie vient de me rappeler que la première fois qu'elle est venue chez nous, ce qui l'a frappée, ce fut de voir affiché dans les W.-C. un poème. Elle me dit qu'elle-même lisait des poèmes, mais n'osait pas le dire, qu'elle en avait comme « honte », et que par notre affichage, nous l'avions délivrée de cette honte. Pour en revenir à Mija, elle est de plus confrontée à un problème inquiétant : une jeune collégienne s'est suicidée. Elle apprend rapidement qu'elle était dans la même classe que son petit-fils, qu'elle était victime de viols réguliers depuis quelque temps, et que son petit-fils fait partie des violeurs en réunion ! Et que les autres parents pensent étouffer l'affaire en offrant de l'argent à la maman de la victime ! Ainsi donc, Mija est confrontée à la laideur du monde, la violence feutrée de ces adolescents, le souci des parents (et hélas, aussi, du proviseur et des professeurs) de ne pas faire de vagues, le besoin de son vieux « client » hémiplégique d'avoir une dernière fois une relation sexuelle (à l'aide de viagra, et elle consent à l'aider), bref, d'un monde qui fout le camp. Mais il y a de l'autre côté, le professeur de poésie, un vieux poète, qui lui apprend à contempler une pomme, et à noter sur un carnet les impressions et sensations qu'elle découvre dans la beauté du monde. Et c'est justement par la poésie qu'elle va arriver à célébrer la jeune victime du dévoiement de son petit-fils. Le poème contre la violence, en somme.

Des hommes et des dieux nous ramène, plus près de nous, dans l'Algérie des années 90, au terrorisme, et à une autre forme de poésie qu'est la spiritualité, pour lutter contre la violence. La vie de ces moines, ponctuée de chants, rythmée par les travaux quotidiens, lecture, jardin, corvée de bois, cuisine, soins donnés aux habitants du village voisin par le vieux moine-médecin (excellent Michaël Lonsdale), est confrontée peu à peu au terrorisme qui se rapproche. Ils refusent l'aide de l'armée, et après avoir longtemps réfléchi, refusent aussi de rentrer en France, malgré la mort qui rôde. Une manière de résister qui peut paraître dérisoire, au mépris de la raison, de la logique. Une manière de répondre sans doute à l'appel de Paul aux Hébreux (chapitre 13, verset 2) : « N'oubliez point l'hospitalité : car par elle quelques-uns ont logé des Anges, n'en sachant rien. » Phrase que curieusement Sara M., que j'ai hébergée la semaine dernière, commente longuement dans la lettre qu'elle m'a laissée et qui m'a fait chaud au cœur. Alors, même si on peut trouver le film dénué de mystère (au contraire de Poetry), laissons-nous prendre par le sacrifice de ces hommes, grâce à qui l'humanité progresse. Ces moines ont atteint le stade de « ne rien posséder, sauf un regard attentif et un cœur aimant. Tout est passé. À présent, tout est nouveau », comme ces SDF dont parle Nicolas Bokov dans son livre Dans la rue, à Paris, que j'ai déjà cité. Et ils vérifient aussi l'assertion de Eddy Harris dans Harlem : « et dans une large mesure, nous sommes, ou devenons, ce que les autres nous disent de nous. Nous sommes ce que l'on voit de nous », ou toujours de Nicolas Bokov, ils nous montrent « la découverte d'un bonheur d'une autre sorte : le bonheur de la pauvreté, de la bonté, du devoir accompli, de l'abnégation... De la multitude des bonheurs humains, qui ne dépendent ni de l'âge ni du confort matériel ! »
Je crois que la poésie, comme la spiritualité, font partie des bonheurs humains qui réenchantent la vie, qui nous permettent de refuser la démission en face des compromissions et la complaisance devant les douleurs. Alors, on peut refuser de croire ce que l'on dit de nous, on peut prendre le train du silence (dans ce monde surchargé de bruit !), on peut commencer à être, à devenir un homme tout court, et à trouver les jours de la réalité beaux et pleins de sève : on n'a plus besoin de donner le change !

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