Le passage des signes à ma bouche s'opérait d'un fluide dont jamais ne m'avait gratifié une lecture à voix haute.
(Marc Roger, Sur les chemins d'Oxor)
L'ami Claude, l'amie Lise me pressent de leur donner des nouvelles de mon stage du Chambon-sur-Lignon, comment s'est-il passé, que m'a-t-il apporté, qu'ai-je appris, ou désappris ? J'avoue avoir hésité longuement avant de leur répondre, et hier, abruptement, j'ai dit à Lise : « Rien ! » Ce qui est évidemment faux, tout en ayant une part de vérité. D'abord, pourquoi étais-je venu à ce stage ? Qu'y cherchais-je ? Est-ce que j'en suis revenu avec une façon nouvelle de lire, ou tout simplement conforté dans mes manières ? Je profite d'avoir fini de lire le livre de notre maître de stage, Marc Roger, Sur les chemins d'Oxor (Actes sud, 2006), que j'ai lentement dégusté, pour reparler de ce moment fort de mon existence en 2010. Ce qui est certain, c'est que j'en suis revenu en me disant que je n'ai plus envie de passer des vacances idiotes, et que je défaillais de joie, de plaisir, comme si le vent de la montagne avait chassé ─ au moins momentanément ─ mes idées noires.
Parlons d'abord des conditions matérielles, car parfois un stage se casse la figure pour des questions aussi basses ─ mais rien n'est bas, sur terre ! Nous étions logés en internat, pension complète. Les chambres étaient assez spartiates : deux lits étroits, deux armoires métalliques pour la nôtre, mais on n'y vivait pas, c'était seulement pour dormir. Une salle de bains toutefois. J'ai partagé la mienne avec le « jeune » du groupe, ce qui fut très agréable, nous nous lisions nos poèmes et conversions parfois fort avant dans la nuit. Les repas étaient servis en bas. Tout un groupe de bénévoles s'échinait dans les cuisines pour nous concocter des mets succulents, à base de légumes bio. Rien à dire de ce côté-là. Nous répétions dans une assez vaste salle au premier étage d'un bâtiment attenant. Nous étions sept stagiaires, parmi lesquels cinq retraités (dont une qui continuait à travailler à temps partiel), quatre hommes et trois femmes, ce qui n'est pas dans les habitudes de stages « intelligents », plus souvent féminisés, les hommes se pensant sans doute super intelligents de nature.
Marc Roger nous faisait installer autour d'une table, avec changement de place chaque jour ─ pour ne pas prendre d'habitudes ─ et lançait les exercices. En général, on se levait d'abord pour évoluer dans la salle, en faisant des exercices physiques d'assouplissement, d'élongation, de souffle. Puis aussi des exercices vocaux, d'échauffement de la voix (de la simple élocution de voyelles à la modulation, au cri et au chant). Ensuite, on épluchait des textes, chacun en choisissait un, dans le paquet que Marc nous avait remis (textes qu'on avait reçus quinze jours avant le stage, et qu'on était censé avoir lus) ou bien un texte qu'on avait nous-mêmes apporté. Et après en avoir choisi un chacun, il nous faisait mettre en demi-cercle, et à tour de rôle, nous passions à la question. La plupart du temps, on lisait une première fois, puis les autres devaient dire ce qui n'allait pas, Marc en faisait la synthèse, et nous demandait de recommencer, soit sur l'ensemble du texte, soit sur un morceau particulier, sur lequel il fallait parfois repasser plusieurs fois pour affiner les erreurs de prononciation, d'élocution, de vitesse, de hauteur, de volume... Bref, du travail, et pas en solitaire, mais devant les autres. Une répétition, comme au théâtre.
Marc Roger est un lecteur public, professionnel, il se définit comme lecteur-marcheur (à comparer avec cyclo-lecteur !). Il nous a rappelé d'entrée que le lecteur n'est pas un conteur, il ne se situe pas dans l'oralité de A à Z, mais dans la syntaxe écrite. Que le lecteur n'est pas non plus un comédien, qu'il doit simplement suggérer, évoquer, susciter les scènes (hou là là, me suis-je dit, j'ai tout faux, moi qui théâtralise parfois beaucoup, mais j'ai pu voir que Marc ne s'interdisait pas du tout la gestuelle et un peu de théâtre dans son spectacle, ouf !). Que le lecteur devait s'interroger sur le choix de ses textes : quand et comment les a-t-il rencontrés ? Que représentent-ils dans son parcours de lecteur ? Qu'est-ce qui nous pousse à vouloir les transmettre ? Qu'il faut savoir pratiquer des coupes si nécessaire, ou bien faire un rappel du groupe sujet dès qu'on se heurte à une difficulté pour une phrase longue et chargée d'incises (bouts de phrases entre parenthèses, ou entre tirets ou entre virgules, ajoutant un supplément d'information à l'intérieur d'une phrase). On a d'ailleurs beaucoup travaillé sur les incises, notamment sur la matière d'y entrer et d'en sortir par des variations de hauteur, de volume ou vitesse.
Il nous donne de nombreux conseils sur l'organisation du lieu de lecture, fruits de son expérience, et auxquels je souscrivais d'autant plus aisément que je les avais éprouvés moi-même. Fond neutre, éviter les nuisances sonores (percolateur, téléphone, vent, animaux, bruits de robinetterie : « je m'accorde un sursis, j'hésite encore, les conditions sonores, entre autres, sont redoutables... », écrit-il dans son livre lors d'une lecture mémorable sur la place Jemâa El-Fna de Marrakech), tester les effets acoustiques ainsi que les sources lumineuses, installer la salle avant l'arrivée du public en privilégiant le schéma demi-cercle, ne pas laisser le premier rang vide (certes, mais comment faire ?), ne pas séparer les enfants des parents, et si c'est une lecture pour un groupe d'enfants, les faire entrer par petits paquets, cinq par cinq par exemple, pour éviter leur chahut... Et puis s'isoler avant d'entrer en scène.
Sur la manière de présenter les textes, Marc préfère le cahier format livre, sur lequel il colle ses textes préalablement tapés à l'ordinateur, aux feuilles volantes. Pas bête, et je vais suivre ses traces.
Dans son livre Sur les chemins d'Oxor (il a inventé le mot pour désigner la rencontre entre Occident Ox et Orient Or), il raconte les pérégrinations de son long périple (un an, plus trois ans de préparation) autour de la Méditerranée, d'octobre 2003 à octobre 2004. il n'a malheureusement marché que 1200 km, le reste étant fait en voiture, en bateau, en avion, en tracteur, sur porte-bagages de mobylette, à dos de mule et même une fois à dos d'homme (!). Le récit est vif, émaillé d'incidents nombreux, notamment sur les passages de frontières, la difficulté d'aller en Lybie, le vol d'une voiture avec tous ses bagages, livres et textes... Il lit (cent soixante lectures sur cette année de périple) pieds nus : « je défais mes chaussures. Loin de me dénuder, cet acte, au contraire, me rassure et me permet sans faire de phrase d'être là où il faut, directement en phase. Le sol aussi a des choses à nous dire. » Il se dévêtait de ses chaussures aussi pendant le stage, et nous incitait à le faire. Les chemins d'Oxor sont rudes, il traverse la Croatie et la Bosnie en hiver, attrape des suées en Lybie, s'attache à tous les pays traversés, tout en se demandant : « Est-ce assez d'être un simple lecteur des contrastes du monde sans ne rien pouvoir faire ? » Il pense notamment à Israël et à la Palestine, il lit dans les deux contrées, mais ne manque pas d'être impressionné par l'incapacité de ces deux peuples à lier leurs destins. « J'aurais du tort à vous faire croire par quelques fausses perspectives que tout est beau, grandiose et digne d'intérêt par où mes pieds et mes yeux passent. » Sans doute tout n'est pas beau, il côtoie une corruption invraisemblable au moment des passages de frontières et de l'obtention des visas, une misère matérielle sans nom, mais aussi une hospitalité tellement fraternelle qu'elle lui fait dire, après qu'il ait été hébergé par deux Tunisiens fort pauvres : « En m'éloignant de leur misère, de cette vie rude au quotidien sans joie, je pense au privilège que j'ai de vivre, comme je l'ai toujours fait. De vivre en vagabond de luxe... » Récit de voyage donc, récit de lectures aussi, et de rencontres inénarrables, comme avec cette très jeune fille tunisienne de seize ans, déjà auteur de plus de neuf cents contes et qui projette d'avoir le Prix Nobel de littérature, ou les soirées lybiennes, sous la bienveillance du grand Guide. Il ne se leurre en aucun moment sur la valeur et la qualité de la rencontre : « Car ils savent que nous ne savons rien de leur façon de vivre, et que peu nous importe d'en savoir davantage. » Ce qui est sans doute vrai de la plupart des touristes, mais pas des gens comme lui, ouverts sur l'inconnu, et peut-être même le recherchant. Un beau livre, sincère, touchant.
Depuis, il s'est lancé dans un nouveau projet, aller de Saint-Malo à Bamako, en suivant le méridien, qu'il a réalisé en 2009/2010, et qui fera l'objet d'un prochain livre. Il nous a donné un aperçu de ses lectures africaines lors d'une des soirées des Lectures sous l'arbre. Car je dois dire qu'il y eut le stage, mais aussi ses à-côtés, c'est-à-dire les rencontres avec les écrivains et poètes de l'après-midi (à partir du mercredi, le stage ne se déroulait plus que le matin), et les lectures du soir, parfois de véritables spectacles (celui de Marc Roger, mais aussi la lecture-concert de Didier Sandre sur des textes de Jean-Marie Barnaud, la conférence de Dominique Viart sur Jacques Dupin, Le Livre de Robert et Joséphine, de Christiane Veschambre mis en théâtre (avis mitigés, moi, j'ai bien aimé), et la lecture de L'if (extrait, que je crois avoir déjà cité, mais on peut le relire : « Celui qui portait ce casque, c'est moi qui l'ai tué. Les autres te diront que c'était un ennemi. C'est faux. Je n'ai pas tué un ennemi : il n'y a pas d'ennemi [c'est moi qui souligne, à l'usage de tous les va-t-en-guerre et expulseurs de tous poils]. J'ai tué un homme. ») d'Hélène Clerc par Catherine Dasté. Tiens, voilà une vieille dame qui donne envie de vieillir, deux même, car l'auteur, si j'ai bien compris, a écrit ses deux livres vers l'âge de quatre-vingts ans !
Et puis il y eut aussi les conversations avec les stagiaires (il y avait aussi un autre stage, d'atelier d'écriture, celui-là), avec les écrivains et poètes avec qui nous mangions, tous de haute tenue, les lectures que les uns ou les autres m'ont suggérées, les affinités électives qui se sont mises en place, la vie quoi. J'en ai conclu que si lire, c'est vivre, écrire aussi, c'est vivre... Et que, s'il s'agit dans les deux cas d'une activité solitaire, d'un travail sur soi, car on se découvre dans ce qu'on lit comme dans ce qu'on écrit, c'est aussi et peut-être avant tout une création de lien humain, social, loin du merchandising forcené de la société, dans la mesure où les textes sont faits pour circuler, les livres pour être prêtés, donnés même (que ce soit un don concret ou par une lecture publique).
Et nous avons fini en beauté (du moins je l'espère, car je n'ai évidemment pas écouté l'ensemble de notre prestation, j'ai écouté les autres lecteurs, je ne me suis pas écouté) par une lecture publique, chorale, tous les sept, d'un ensemble de textes que nous avions choisis, et dont Marc nous a proposé un collage formant un tout. Dans l'ordre d'apparition des auteurs, nous avons lu Christiane Veschambre, Colette, Kenneth White, Mahmoud Darwich, Nina Bouraoui, Alphonse Daudet, Malika Mokeddem, Albert Camus, Pascal Quignard et Walt Whitman. De la prose, de la poésie, des classiques et des modernes ; sur les thèmes de la nature, du désert et de la mer, de l'exil et du départ aussi : « Un jour, le paysage me traversera », telle pourrait être la conclusion de notre lecture, du stage aussi.
Et ceci se passait dans les paysages magnifiques des Cévennes septentrionales, paysages qui nous traversaient effectivement, qui nous éloignaient des « petites rêveries sans envergure » et nous décollaient « le chassieux de nos paupières ». J'emprunte ces morceaux au beau poème de Walt Whitman qui clôturait notre lecture et qui nous invitait, lecteurs et auditeurs, à nous échapper des « barbotages timorés avec la planche dans l'eau peu profonde du rivage », à avoir « désormais l'audace du vrai nageur », à piquer nos « plongeons dans l'océan » : ne restons pas timorés dans nos lectures, nageons dans d'autres eaux plus profondes, immergeons-nous dans la mer des mots et de l'immense littérature. Et cherchons-y l'humanité...
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