mercredi 1 septembre 2010

1er septembre 2010 : l'arbre et le rom


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« Celui qui portait ce casque, c'est moi qui l'ai tué. Les autres te diront que c'était un ennemi. C'est faux. Je n'ai pas tué un ennemi : il n'y a pas d'ennemi. J'ai tué un homme. »
(Hélène Clerc, L'if)
J'ai retrouvé Pégase. Avec plaisir, avec fureur même, car ce petit vélo, bondissant et piaffant sur les routes du Doubs il y a trois mois, avait de petits soucis. Le porte-bagages arrière, sans doute affaibli par le poids monstrueux que je lui ai imposé pendant cette tournée, commençait à se détacher. J'avais perdu une pièce, n'étais pas capable de réparer moi-même, et après le retour du Chambon, je l'ai emmené chez le mécano se refaire une santé. Quel bonheur de sillonner de nouveau avec lui les rues de Poitiers, en plein chamboulement, les sens de circulation changent, le centre est fermé − mais on sait bien qu'à vélo, on se faufile partout − et le bruit des véhicules est remplacé par celui des bétonneuses, tronçonneuses, machines de toutes sorte. C'est ainsi que je viens de passer Place d'Armes, et que j'ai assisté à la décollation des tilleuls. Je n'aime pas voir un arbre périr. Sans avoir la nostalgie de Ronsard et de son « Écoute, Bûcheron, arrête un peu le bras! / Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas : / Ne vois-tu pas le sang, lequel dégoutte à force / Des Nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ? », je suis comme mon amie Odile « qui adore les arbres noirs la nuit / la brume entre leurs branches », et je souffre de voir disparaître de vieux arbres dans l'ombre desquels parfois je me fonds, où j'étreins le tronc, essayant de vivre quelques instants fugitifs qui me relient à ce monde en dérive.
Hélène Clerc - L'if.
Le centre de Poitiers sera-t-il plus beau après ? Sans doute plantera-t-on d'autres arbres, et peut-être ceux-ci étaient-ils malades du trop plein de circulation, de l'excès de gaz d'échappement qui hantaient leurs marges. Mais en attendant de voir apparaître le nouveau centre, le chantier est particulièrement hideux, et sanglant. Je comprends bien ce qu'a voulu dire Danielle Bassez dans son magnifique Tombeau : « La mort est une aventure sublime, où l'écologie affective donne toute sa mesure. » Il n'empêche. Dans la fièvre intermittente de l'âme, et je crois que les arbres aussi ont une âme, c'est la magie de l'effroi qui triomphe, là. Il y a des pays où à chaque naissance d'un enfant, on plante un arbre, disant ainsi : « je serai, tu seras, nous serons. » Nous, aveugles à la beauté des choses, nous détruisons beaucoup, nous oublions que nos yeux s'emparent de la couleur des feuillages, de la texture des écorces, du frémissement de la ramure. Les arbres nous aident à rêver du grand large !
Il y a aussi des êtres qui nous aident à rêver, les musiciens des rues par exemple. Où est-il passé mon accordéoniste roumain, sans doute rom, qui enchantait mes oreilles quand je flânais dans la rue des Grandes écoles ou quand j'allais au marché du dimanche ? D'ailleurs, oui, où sont-ils passés, tous ces roms que je voyais ici et là, à Poitiers, femmes avec petit enfant qui mendiaient, musiciens des rues, et qui se heurtaient, il faut bien le dire, à une forte indifférence d'autrui, et pourtant apportaient un peu de vie à ces rues mornes, où chacun, comme dans un métro quelconque, reste sur son quant-à-soi, peut-être dans la peur de l'autre ? Ont-ils été reconduits dans leur pays d'origine ? Mystère. Je sentais pourtant chez eux ces souffrances impondérables, inavouables, inestimables, dans lesquelles Gide reconnaissait que « la valeur même de l'homme est en jeu. » Une souffrance têtue comme la rouille, et qui n'a rien à voir avec les prétendues peines sentimentales, si complaisantes envers soi-même, et pour lesquelles j'avoue avoir peu de pitié. Et la disparition des arbres, accouplée à celle des roms, me plonge dans la mélancolie.
Nous risquons, à force de ne plus accepter le désordre de la vie, la part d'ombre apportée par l'étranger, de ne plus apercevoir que la sècheresse des reflets, dans une nuit aveugle et désertée !

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