C’était un garçon qui aimait à se faire mal, peut-être parce qu’il avait tant souffert sans le savoir de la misère de son enfance qu’il avait réussi à trouver une volupté dans la douleur.
(Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux)
Je n’ai plus que de vagues éclairs de mes leçons de géographie à l’Université. J’ai désormais bien plus de connaissances littéraires et historiques que géographiques. Bien sûr, j’ai voyagé, je sais lire les cartes (encore que, à voir toutes les erreurs que je commets, et ma tendance à la lecture rapide, en diagonale, je me goure souvent), et n’ai aucune envie de prendre un GPS. Mais souvent, je regarde le paysage plus pour son aspect esthétique que pour sa réalité concrète. Comme je l’ai écrit récemment à un ami, au fond, je suis un esthète, et c’est peut-être pour ça que je préfère le vélo à la voiture : pour avoir une belle voiture (il m‘arrive d‘en voir une), il faut être richissime, les autres ne sont que fonctionnelles, quand elles ne sont pas moches. Et (après tout je peux bien me passer un peu de pommade, la serveuse de restaurant à Frasne, très étonnée que je sois à la retraite, me dit : « vous étiez dans un métier où on part à cinquante ans ? »), franchement je trouve qu’en moyenne, les cyclistes se maintiennent en forme plus belle que les automobilistes. De même, les formes du relief, par exemple, si elles m’ont toujours intéressé, c’est plus pour leur qualité de forme, justement, leur beauté éventuelle, que pour le pourquoi et le comment.
Néanmoins, j’aimais bien les cours de géomorphologie, parmi lesquels les formes de relief du massif du Jura étaient notamment étudiées en long, en large et en détail. En particulier, deux formes typiques, la cluse et la reculée. Bien entendu, n’étant encore jamais venu dans le Jura, je ne connaissais ces deux types de relief que par la théorie ou les photographies et les dessins. Et me voici pour une lecture à La Cluse-et-Mijoux, avec une magnifique cluse (passage entre deux pans de montagne creusé naturellement) qui s’offre à mon regard : la route, la voie ferrée, le Doubs passent entre les deux puissants massifs de roches qui ont été comme entaillés à la serpe à l’ère glaciaire, si mes souvenirs sont bons. Et le château de Joux, où fut enfermé notamment Toussaint Louverture, est juché au sommet du crêt, surplombant la cluse.
Je suis accueilli par la bibliothécaire, Sabah, avec qui je trouve rapidement beaucoup de points communs : famille nombreuse, origine prolétaire, désir d’échapper au conditionnement propre à son milieu par la réussite scolaire et par la lecture. Elle habite près de Pontarlier, à Houtaud, mais je laisse le vélo à la bibliothèque, on y retournera plus tard. Christian et Valérie, une nouvelle tête (pour moi) de la Médiathèque départementale, se joignent à nous, et après manger, nous filons à la bibliothèque, à dix kilomètres. J’avais vu un embouteillage monstre en allant y porter le vélo, plusieurs kilomètres de voitures et camions arrivant de Suisse. Pontarlier est en travaux, et dans un sens, ça ne roule pas. Le compagnon de Sabah, Pierre, qui travaille en Suisse, laisse sa voiture à la gare, et y va en train. Il paraît que les sociétés suisses font des concours à qui aura le plus fort pourcentage d’employés ne venant pas au travail en auto : inutile de dire qu’en France aucune ne gagnerait !
Ce qui me frappe le plus, depuis que je circule ici, outre la verdure incroyable, c’est de voir le très faible nombre de piétons dans les villages que je traverse. Comme si plus personne n’allait faire la moindre course à pied, comme si les gamins n’allaient plus à l’école à pied (ce qui est tragique pour eux, ils ne connaissent plus le chemin des écoliers, et le plaisir de refaire le monde à leur échelle, loin des parents et des instituteurs), comme si l’être humain avait muté, était devenu un monstre nanti de quatre roues. Et désormais, tout commerce qui n’a pas au moins une place de stationnement ou de parking devant lui n’a plus aucune chance d’avoir des clients.
J’ai déniché dans la bibliothèque de La Cluse-et-Mijoux Matilda, de Roald Dahl, et décide d’en lire le premier chapitre, vrai hymne à la joie de la lecture. J’ai pris aussi un livre de Jorn Riel. Quelle drôle d’idée ai-je eu de m’encombrer et d’alourdir mon sac de tas de bouquins ! Bien entendu, « comme beaucoup de gros liseurs, j’ai longtemps entretenu un commerce névrotique avec les livres. Peur d’en manquer ? Cette hantise remonte à mes années de jeunesse où je ne lisais pas à ma faim », nous dit Jean-Paul Kauffmann dans La maison du retour. C’est mon cas aussi, d’où cette « peur de manquer. » Je progresse tout de même, j’ai été capable de me séparer d’environ cinq cents livres en quittant la maison et en déménageant. La plupart de mes visiteurs d’une ou plusieurs journées repartent avec un ou deux bouquins que, la plupart du temps, je ne revois pas, car je ne note pas les sorties : un livre n’est-il pas fait pour circuler ?
Pourtant je me rends compte qu’ici, il m’aurait suffi pour alimenter ma tournée, en arrivant assez tôt dans les bibliothèques, de fureter et de sélectionner mes lectures au fur et à mesure, en essayant de guider vers des auteurs pas trop connus. Et à voir la fraîcheur du bouquin de Jorn Riel, je doute qu’un seul lecteur l’ait déjà emprunté et lu. Mais j’’ai bien fait d’apporter Nulman, je me régale à le relire, et je vais bientôt le connaître par cœur. J’ai l’impression que ça s’est pas trop mal passé. En tout cas, je suis très content de ma journée.
Le matin, je m’étais promené dans Pontarlier (la gare m‘a semblé très belle !), j’avais résolu un problème administratif d’assurance pour Lucile, en vue de prolonger son stage africain par un mois et demi de bénévolat… grâce à une cabine téléphonique, car mon téléphone portable était à nouveau à plat. Là aussi, je crois que j’entretiens un commerce névrotique avec cet instrument : mais là, ça ne va pas s’arranger !
Je n’ai plus que de vagues éclairs de mes leçons de géographie à l’Université. J’ai désormais bien plus de connaissances littéraires et historiques que géographiques. Bien sûr, j’ai voyagé, je sais lire les cartes (encore que, à voir toutes les erreurs que je commets, et ma tendance à la lecture rapide, en diagonale, je me goure souvent), et n’ai aucune envie de prendre un GPS. Mais souvent, je regarde le paysage plus pour son aspect esthétique que pour sa réalité concrète. Comme je l’ai écrit récemment à un ami, au fond, je suis un esthète, et c’est peut-être pour ça que je préfère le vélo à la voiture : pour avoir une belle voiture (il m‘arrive d‘en voir une), il faut être richissime, les autres ne sont que fonctionnelles, quand elles ne sont pas moches. Et (après tout je peux bien me passer un peu de pommade, la serveuse de restaurant à Frasne, très étonnée que je sois à la retraite, me dit : « vous étiez dans un métier où on part à cinquante ans ? »), franchement je trouve qu’en moyenne, les cyclistes se maintiennent en forme plus belle que les automobilistes. De même, les formes du relief, par exemple, si elles m’ont toujours intéressé, c’est plus pour leur qualité de forme, justement, leur beauté éventuelle, que pour le pourquoi et le comment.
Néanmoins, j’aimais bien les cours de géomorphologie, parmi lesquels les formes de relief du massif du Jura étaient notamment étudiées en long, en large et en détail. En particulier, deux formes typiques, la cluse et la reculée. Bien entendu, n’étant encore jamais venu dans le Jura, je ne connaissais ces deux types de relief que par la théorie ou les photographies et les dessins. Et me voici pour une lecture à La Cluse-et-Mijoux, avec une magnifique cluse (passage entre deux pans de montagne creusé naturellement) qui s’offre à mon regard : la route, la voie ferrée, le Doubs passent entre les deux puissants massifs de roches qui ont été comme entaillés à la serpe à l’ère glaciaire, si mes souvenirs sont bons. Et le château de Joux, où fut enfermé notamment Toussaint Louverture, est juché au sommet du crêt, surplombant la cluse.
Je suis accueilli par la bibliothécaire, Sabah, avec qui je trouve rapidement beaucoup de points communs : famille nombreuse, origine prolétaire, désir d’échapper au conditionnement propre à son milieu par la réussite scolaire et par la lecture. Elle habite près de Pontarlier, à Houtaud, mais je laisse le vélo à la bibliothèque, on y retournera plus tard. Christian et Valérie, une nouvelle tête (pour moi) de la Médiathèque départementale, se joignent à nous, et après manger, nous filons à la bibliothèque, à dix kilomètres. J’avais vu un embouteillage monstre en allant y porter le vélo, plusieurs kilomètres de voitures et camions arrivant de Suisse. Pontarlier est en travaux, et dans un sens, ça ne roule pas. Le compagnon de Sabah, Pierre, qui travaille en Suisse, laisse sa voiture à la gare, et y va en train. Il paraît que les sociétés suisses font des concours à qui aura le plus fort pourcentage d’employés ne venant pas au travail en auto : inutile de dire qu’en France aucune ne gagnerait !
Ce qui me frappe le plus, depuis que je circule ici, outre la verdure incroyable, c’est de voir le très faible nombre de piétons dans les villages que je traverse. Comme si plus personne n’allait faire la moindre course à pied, comme si les gamins n’allaient plus à l’école à pied (ce qui est tragique pour eux, ils ne connaissent plus le chemin des écoliers, et le plaisir de refaire le monde à leur échelle, loin des parents et des instituteurs), comme si l’être humain avait muté, était devenu un monstre nanti de quatre roues. Et désormais, tout commerce qui n’a pas au moins une place de stationnement ou de parking devant lui n’a plus aucune chance d’avoir des clients.
J’ai déniché dans la bibliothèque de La Cluse-et-Mijoux Matilda, de Roald Dahl, et décide d’en lire le premier chapitre, vrai hymne à la joie de la lecture. J’ai pris aussi un livre de Jorn Riel. Quelle drôle d’idée ai-je eu de m’encombrer et d’alourdir mon sac de tas de bouquins ! Bien entendu, « comme beaucoup de gros liseurs, j’ai longtemps entretenu un commerce névrotique avec les livres. Peur d’en manquer ? Cette hantise remonte à mes années de jeunesse où je ne lisais pas à ma faim », nous dit Jean-Paul Kauffmann dans La maison du retour. C’est mon cas aussi, d’où cette « peur de manquer. » Je progresse tout de même, j’ai été capable de me séparer d’environ cinq cents livres en quittant la maison et en déménageant. La plupart de mes visiteurs d’une ou plusieurs journées repartent avec un ou deux bouquins que, la plupart du temps, je ne revois pas, car je ne note pas les sorties : un livre n’est-il pas fait pour circuler ?
Pourtant je me rends compte qu’ici, il m’aurait suffi pour alimenter ma tournée, en arrivant assez tôt dans les bibliothèques, de fureter et de sélectionner mes lectures au fur et à mesure, en essayant de guider vers des auteurs pas trop connus. Et à voir la fraîcheur du bouquin de Jorn Riel, je doute qu’un seul lecteur l’ait déjà emprunté et lu. Mais j’’ai bien fait d’apporter Nulman, je me régale à le relire, et je vais bientôt le connaître par cœur. J’ai l’impression que ça s’est pas trop mal passé. En tout cas, je suis très content de ma journée.
Le matin, je m’étais promené dans Pontarlier (la gare m‘a semblé très belle !), j’avais résolu un problème administratif d’assurance pour Lucile, en vue de prolonger son stage africain par un mois et demi de bénévolat… grâce à une cabine téléphonique, car mon téléphone portable était à nouveau à plat. Là aussi, je crois que j’entretiens un commerce névrotique avec cet instrument : mais là, ça ne va pas s’arranger !
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