jeudi 24 juin 2010

24 juin 2010 : in memoriam




Je tiens à ce que mes amis sachent que je leur cède compagnie dans un état desprit paisible, avec le timide espoir dune vie doutre-tombe dépersonnalisée, par-delà les confins obligés de lespace, du temps et de la matière et par-delà les limites de notre compréhension. Ce « sentiment océanique » ma souvent soutenu dans les passes difficiles, comme il me soutient maintenant au moment décrire ceci.
(Arthur Koestler, billet annonçant son suicide, 1983)
Levé tôt, comme dhabitude, quand les jours sont si longs. Je découvre par la fenêtre le panorama sur la ville à-demi éveillée : « Et le jour ouvre nos lèvres / Et les mots entrent dans les choses », comme a écrit Georges Jean, le poète que jai bien connu quand jétais en poste à Angers : est-il encore de ce monde ? Depuis quelques jours, je me sens lourd, accablé, comme prisonnier « dans la chair du temps » dont il parle par ailleurs. Est-ce cet anniversaire qui approche ?
Oui, un an a passé, depuis que jai quitté ce quon pourrait nommer le terrorisme du réel, ce que Claire désignait dans une lettre posthume comme « la souffrance physique, la dégradation (je ne peux plus me faire comprendre, manger, boire normalement), le désir puissant de ne pas continuer à gâcher la vie de mon entourage », un an donc que Claire nous a quittés. Comme Arthur Koestler, elle voulait partir par elle-même, et quand elle rédigeait en cachette cette lettre, sans doute en octobre 2008, elle pensait, tout aussi paisiblement que lui, pouvoir faire comme les Inuits, « choisir le jour de mon départ » ; voici ce qu'elle écrit : « quand les vieux sentaient que la mort allait venir, ils partaient seuls mourir dans la montagne, le froid et la solitude. »
Connaître, comprendre et agir, tels ont été les fondements de sa vie, jusque dans cette maladie où elle a essayé de comprendre ce qui lui arrivait, d'agir pour l'après elle, de trouver malgré tout la joie, même là où elle nest pas a priori, et de se rapprocher de son être profond : « je vous ai tous beaucoup aimés, malgré parfois mes questions, mes inquiétudes, mes insatisfactions manifestes. » Et, par son départ qu'elle voulait donc anticipé, elle trouvait un point positif : « je ne connaîtrai pas les affres de la solitude et de la vieillesse. »
Contrairement à Arthur Koestler, elle na pas pu mener à bien son projet de départ anticipé, car à la date quelle avait fixée (lendemain de Noël 2008), elle ne pouvait plus accéder par elle-même à la flopée de médicaments qui lauraient envoyée ad patres. Je ne pense pas quelle ait eu finalement à le regretter, car ses derniers mois ont été solidement enracinés dans la solidarité, dans la compassion, dans lamour. De temps en temps, je l'entendais me poser cette question sibylline : « Que faut-il faire pour ne pas revenir ? » Je la sentais soucieuse de laccélération de lévolution du monde ; elle pensait quau lieu de devenir meilleurs au sens moral, les hommes cherchent seulement à améliorer leurs conditions de vie matérielles. Et elle doutait. Je ne sais qui a dit : « Les croyants doutent, les savants ne doutent pas. »
Elle ne voulait pas de notre tristesse : « Ne soyez pas tristes. La mort est un seuil à franchir. Je lai accepté. » Oui, ce regard en face, ce regard de celle qui sait quelle va mourir, je lai beaucoup observé, me détournant parfois, les larmes aux yeux, et je le revois encore très clairement à chaque fois que je relis cette ultime lettre, lecture pourtant brouillée par mon propre regard embué. Cest quelle sinquiétait de moi : « mon seul souci en vous quittant, que Jean-Pierre reste entouré en vieillissant, et ce malgré son petit côté ours. »
* * *
Rassure-toi, Claire, l'ours est bien entouré, il na pas été abandonné, il ne s'est pas replié sur lui-même (car tu avais raison, le froid, la solitude, le tombeau, cest pour celui qui survit), au contraire, il faudrait qu'il fasse un petit effort pour cesser de courir partout à la rencontre des autres. Me recentrer sur moi-même, essayer de discipliner un peu ma nature exubérante qui me tiraille dans tous les sens, je crois que cest aussi ce que tu aurais souhaité.
Quand il marrive de passer par lhôpital, jhallucine et je pense à cette question terrible que tu mas posée en mars 2009 : « Tu ne vas pas me renvoyer ici ? » Comme jétais derrière toi, te poussant sur le fauteuil roulant, tu nas pas vu le flot de larmes qui ma troublé les yeux. « Bien sûr que non », ai-je répondu, pensant aux vers de Paul Celan :
Et le trop de mes paroles :
déposé sur le petit
cristal dans le fardeau de ton silence.
Mais si tu avais accepté la mort, ce nétait pas tout à fait mon cas : « la mort comme une source pétrifiante. Ce froid, ce calme, cette patience qui viennent des profondeurs », dont parle Gilbert Cesbron dans La regarder en face, jessayais au contraire de loublier, de la nier, de croire au miracle. Mais, comme il est écrit dans La tête en friche : « Quand on aime les gens, on les garde à labri. » Je me suis efforcé de te confectionner un abri précaire mais douillet pour tes derniers mois, avec laide des infirmiers, de lauxiliaire de vie, de ta sœur et de mes sœurs, des amis, de Mathieu et de Lucile enfin. Jose espérer que jamais tu ne t'es sentie abandonnée. Même si, quand je sortais de la maison, fût-ce pour aller cueillir des fraises au jardin ou pour aller acheter le pain, je faisais le vide dans mon esprit, ce qui était ma façon à moi de survivre.

 
Et, pendant ton agonie, comme tu ne souffrais pas (physiquement du moins), mais quon continuait à sagiter autour de toi, à te parler, à te faire la lecture ou écouter de la musique, à te tenir la main, jimagine que tu pouvais penser, et tadmirer toi-même, comme je tadmirais (et cest ce qui me faisait croire au miracle !) : « Je ne pensais pas que je tiendrais le coup jusquà larrivée de Mathieu, jusquà nos trente ans de mariage, jusquau retour de Lucile, mais jai réussi ! »
Oui, Claire, pardonne-moi, on ne comprend pas tout immédiatement, surtout moi, l'ours si dur à la détente. Laisse-moi en silence relire encore la conclusion de ta belle lettre : « Mettez à vivre en bonne santé toutes vos capacités et compétences, amour de lAmour, de la beauté, de la nature, des chants doiseaux, de la vie en conclusion. »

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