Quant à l'action, qui va commencer, elle se passe en Pologne, c'est-à-dire nulle part.
(Alfred Jarry, Discours prononcé à la première représentation d'Ubu roi)
Vous connaissez tous ce vieux poème français de Charles d'Orléans, datant de la fin du Moyen âge :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Les deux derniers vers sont tout à fait à l'heure du jour, et la broderie des fleurs dans le jardin, ou sur les prairies, est un enchantement, mais par contre le second me laisse perplexe : il souffle un vent du nord-est glacé qui nous montre un hiver encore pas très loin. 12 °, c'est peu quand même en avril, sous le soleil, à presque midi. Quand je songe qu'il y a trois ans, pour ma première cyclo-lecture, nous avions 20 ° à la même période, je me demande si j'aurais été aussi enthousiaste de partir dans le vent et la froidure, comme chante le poète.
Et ce vent venu de l'est ne peut pas m'empêcher de penser immédiatement à la Pologne, ce pays, ou plutôt cette nation, qui subit un nouveau martyre, avec cet accident d‘avion. La Pologne a beaucoup à voir avec la France : n'oublions pas que notre Henri III fut d'abord élu roi de Pologne (c'était une royauté élective) en 1573. il n'y régna effectivement que peu de temps, de janvier à juin 1574, la mort de Charles IX le ramenant en France, en pleines guerres de religion. Par la suite, les révolutionnaires français se sont toujours battus pour la liberté de la Pologne, liberté certes très surveillée sous Napoléon Ier, mais les révoltés de 1830 et 1848 souhaitaient eux aussi une Pologne libre, et les émigrés polonais furent nombreux à être accueillis en France tout au long du XIXème siècle : signalons le grand poète Adam Mickiewicz qui trouva chez nous une seconde patrie, avant d'être chassé par le coup d'état de Napoléon III, comme quoi toutes les dictatures se ressemblent et n'apprécient pas la liberté !
Je suis allé trois fois en Pologne, un pays qui m'est cher. La rencontre de Piotr en 1973 fut déterminante, par ce bel été qui vit défiler à l'auberge de jeunesse associative de Trélazé de nombreux étrangers. Je ne sais comment nous nous liâmes, d'autant plus qu'ils ne parlaient pas le français, ni lui ni sa compagne Maria, et qu'il me fallait baragouiner en anglais. Mais enfin ça dut marcher, et l'amitié naissante fut assez forte pour que je leur rende visite dès l'année suivante dans un voyage en solitaire en train, assez stupéfiant, car avec un changement de train en pleine nuit à Wročław, je crois (comment trouver mon prochain train, dans le noir, sur quel quai ? Faut croire que j'étais plus débrouillard que je le pense, aujourd‘hui, ça m‘affolerait), et une arrivée au petit matin à Cracovie, alors que j'étais parti l'avant-veille au soir de Paris.
Séjour de quatre semaines ponctué de toutes les visites obligatoires des musées, églises, du château, des cafés littéraires (j'ai découvert que les jeunes poètes venaient y lire leurs œuvres), du zoo, une séance au cirque, une pièce de théâtre de Witkiewicż, Les noces, me semble-t-il (où j'étais accompagné d'une étudiante amie de Piotr, qui parlait français, m'expliquait ce qui se passait et qui m'a aussi un peu "vampé"), des mines de sel de Wieliczka, du camp d'Auschwitz... Séjour passé dans la famille de Piotr, où je fis connaissance de son jeune frère Martin, mon ami actuel, un as des langues vivantes, de sa fabuleuse grand-mère, qui lisait Romain Rolland pour se rafraîchir son excellent français et qui tenta de me donner quelques leçons de polonais. Le séjour fut complété par trois jours à l'hôtel à Zakopane, où j'occupais mes soirées à lire Les Bostoniennes, d'Henry James, aucun rapport avec la Pologne, sauf qu'on y trouve l'expression « ivre comme un Polonais », ce que je rapportai avec gourmandise à Piotr quand je revins à Cracovie. Et par quelques jours à Varsovie, chez un ami de Piotr, et visite chez Chopin à Żelazowa Wola, avec concert de piano en plein air.
Mais ce qui m'avait le plus frappé, c'est qu'effectivement j'avais l'impression d'être "nulle part" : ayant franchi le rideau de fer, je découvrais un autre monde, fait de restrictions et de petites (et grandes) mesquineries, qui ressemblait à l'Occident, sans y ressembler tout à fait. Au retour, changement de train à Dresde, avec une nuit d'attente : je n'avais plus d'argent (y avait pas de carte bleue à l‘époque), donc pas question d'aller à l'hôtel, et Piotr m'avait bien recommandé de ne pas lâcher mon sac des yeux. Nuit blanche, il y avait dans les ténèbres toute une "faune" qui passait et repassait, mais je n'ai pas été embêté.
Deuxième voyage l'année suivante, en 1975, et cette fois en voiture, avec mon beau-frère Josué et Anne-Marie. Et en été, ce qui fait que Martin, en vacances, nous fut prêté par ses parents pour faire un tour complet de Pologne. Il fut un excellent cicerone, et comme lui parlait français (avec un délicieux accent chantant et un léger roulement d'r), ça nous facilita grandement la vie. Depuis, c’est lui qui nous a rendu visite trois ou quatre fois en France, et qui nous a confié plusieurs fois pour des vacances son fils Michal. Troisième voyage en 2003, pour une semaine, à Pâques, où nous emmenâmes Lucile, ravie de retrouver son ami Michal, exactement de son âge. Voyage assombri par l'annonce du décès de ma belle-mère, survenu pendant notre absence.
Et comme il n'y a jamais de hasard dans la vie, voilà qu'au moment où j'apprenais le crash de l'avion polonais, depuis deux jours je lisais un roman polonais, d'Anna Onichimowska, intitulé Héro, mon amour, paru dans une collection pour adolescents, et qui raconte la descente aux enfers d'un jeune, Jacek, qui a commencé à se droguer. Son père boit comme un trou (comme un Polonais ?), sa mère fume cigarette sur cigarette, ils n'ont jamais le temps de lui parler et ne s'aperçoivent de rien. Michal, le petit frère de Jacek, lui dérobe un joint, et le drame éclate. Jacek peut-il s'en sortir ? « Je fais ce que je veux. Je suis libre. Je peux fumer ou pas. Je ne suis pas accro. Je ne l‘ai jamais été », pense-t-il. Il aimerait bien renouer avec ce père éthylique, et il faudra un dernier drame pour que le père (que la mère a lâché) décide de se reprendre en mains, et par là-même de rejoindre son fils : « Je suis là, parce que je n'ai que toi. Et je ne veux pas être seul. » Oui, dans l'addiction (à l'alcool, aux drogues plus dures, à la cigarette, au jeu, à la télévision, à l’appât du gain, au sexe peut-être) aussi, on finit par se retrouver "nulle part".
Mais il n’y a pas qu’en Pologne qu’on se trouve "nulle part" (l’allusion d’Alfred Jarry venait du fait qu’à l’époque d’Ubu roi, la Pologne avait été démembrée et partagée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, et donc n‘existait plus). Très souvent, et pas seulement en Pologne, j’ai eu l’impression d’être moi-même coincé dans ce "nulle part", cet espace indéterminé où je ne pouvais pas trouver ma place. J’en ai touché un mot dans mon autoportrait du 28 janvier (qui est aussi un portrait de l’individu en général), et il me faut faire un bel effort pour me sentir quelque part, que ce soit en famille, avec des amis, dans un cadre associatif, ou quand je travaillais, dans le milieu professionnel. Je ne sais jamais où je suis réellement, je suis comme l’empereur Hadrien de Marguerite Yourcenar, qui juge qu’« aucune caresse ne va jusqu’à l’âme », et qu‘ainsi l‘homme est toujours de trop. Parfois, j’ai l’impression d’être l’homme de nulle part. Je sais pourtant d’où je viens, je sais où je vais, je me projette, je suis capable de me penser, de faire des choix, d’aider les autres, de rire et de pleurer. Mais entre le "d’où je viens" et le "où je vais", entre le rire et les larmes, entre le projet et la réalisation, entre tel ou tel choix, je flotte dans l’incertain, dans ce "nulle part" qui semble ma marque de fabrique.
Ce qui me sauve, c’est que j’ai l’impression de n’être pas tout seul dans ce cas. Et même je finis par me poser la question : est-ce que, par hasard, la vie ne serait pas, tout simplement, l’antichambre du "nulle part" ?
(Alfred Jarry, Discours prononcé à la première représentation d'Ubu roi)
Vous connaissez tous ce vieux poème français de Charles d'Orléans, datant de la fin du Moyen âge :
Le temps a laissé son manteau
De vent, de froidure et de pluie,
Et s’est vêtu de broderie,
De soleil luisant, clair et beau.
Les deux derniers vers sont tout à fait à l'heure du jour, et la broderie des fleurs dans le jardin, ou sur les prairies, est un enchantement, mais par contre le second me laisse perplexe : il souffle un vent du nord-est glacé qui nous montre un hiver encore pas très loin. 12 °, c'est peu quand même en avril, sous le soleil, à presque midi. Quand je songe qu'il y a trois ans, pour ma première cyclo-lecture, nous avions 20 ° à la même période, je me demande si j'aurais été aussi enthousiaste de partir dans le vent et la froidure, comme chante le poète.
Et ce vent venu de l'est ne peut pas m'empêcher de penser immédiatement à la Pologne, ce pays, ou plutôt cette nation, qui subit un nouveau martyre, avec cet accident d‘avion. La Pologne a beaucoup à voir avec la France : n'oublions pas que notre Henri III fut d'abord élu roi de Pologne (c'était une royauté élective) en 1573. il n'y régna effectivement que peu de temps, de janvier à juin 1574, la mort de Charles IX le ramenant en France, en pleines guerres de religion. Par la suite, les révolutionnaires français se sont toujours battus pour la liberté de la Pologne, liberté certes très surveillée sous Napoléon Ier, mais les révoltés de 1830 et 1848 souhaitaient eux aussi une Pologne libre, et les émigrés polonais furent nombreux à être accueillis en France tout au long du XIXème siècle : signalons le grand poète Adam Mickiewicz qui trouva chez nous une seconde patrie, avant d'être chassé par le coup d'état de Napoléon III, comme quoi toutes les dictatures se ressemblent et n'apprécient pas la liberté !
Je suis allé trois fois en Pologne, un pays qui m'est cher. La rencontre de Piotr en 1973 fut déterminante, par ce bel été qui vit défiler à l'auberge de jeunesse associative de Trélazé de nombreux étrangers. Je ne sais comment nous nous liâmes, d'autant plus qu'ils ne parlaient pas le français, ni lui ni sa compagne Maria, et qu'il me fallait baragouiner en anglais. Mais enfin ça dut marcher, et l'amitié naissante fut assez forte pour que je leur rende visite dès l'année suivante dans un voyage en solitaire en train, assez stupéfiant, car avec un changement de train en pleine nuit à Wročław, je crois (comment trouver mon prochain train, dans le noir, sur quel quai ? Faut croire que j'étais plus débrouillard que je le pense, aujourd‘hui, ça m‘affolerait), et une arrivée au petit matin à Cracovie, alors que j'étais parti l'avant-veille au soir de Paris.
Séjour de quatre semaines ponctué de toutes les visites obligatoires des musées, églises, du château, des cafés littéraires (j'ai découvert que les jeunes poètes venaient y lire leurs œuvres), du zoo, une séance au cirque, une pièce de théâtre de Witkiewicż, Les noces, me semble-t-il (où j'étais accompagné d'une étudiante amie de Piotr, qui parlait français, m'expliquait ce qui se passait et qui m'a aussi un peu "vampé"), des mines de sel de Wieliczka, du camp d'Auschwitz... Séjour passé dans la famille de Piotr, où je fis connaissance de son jeune frère Martin, mon ami actuel, un as des langues vivantes, de sa fabuleuse grand-mère, qui lisait Romain Rolland pour se rafraîchir son excellent français et qui tenta de me donner quelques leçons de polonais. Le séjour fut complété par trois jours à l'hôtel à Zakopane, où j'occupais mes soirées à lire Les Bostoniennes, d'Henry James, aucun rapport avec la Pologne, sauf qu'on y trouve l'expression « ivre comme un Polonais », ce que je rapportai avec gourmandise à Piotr quand je revins à Cracovie. Et par quelques jours à Varsovie, chez un ami de Piotr, et visite chez Chopin à Żelazowa Wola, avec concert de piano en plein air.
Mais ce qui m'avait le plus frappé, c'est qu'effectivement j'avais l'impression d'être "nulle part" : ayant franchi le rideau de fer, je découvrais un autre monde, fait de restrictions et de petites (et grandes) mesquineries, qui ressemblait à l'Occident, sans y ressembler tout à fait. Au retour, changement de train à Dresde, avec une nuit d'attente : je n'avais plus d'argent (y avait pas de carte bleue à l‘époque), donc pas question d'aller à l'hôtel, et Piotr m'avait bien recommandé de ne pas lâcher mon sac des yeux. Nuit blanche, il y avait dans les ténèbres toute une "faune" qui passait et repassait, mais je n'ai pas été embêté.
Deuxième voyage l'année suivante, en 1975, et cette fois en voiture, avec mon beau-frère Josué et Anne-Marie. Et en été, ce qui fait que Martin, en vacances, nous fut prêté par ses parents pour faire un tour complet de Pologne. Il fut un excellent cicerone, et comme lui parlait français (avec un délicieux accent chantant et un léger roulement d'r), ça nous facilita grandement la vie. Depuis, c’est lui qui nous a rendu visite trois ou quatre fois en France, et qui nous a confié plusieurs fois pour des vacances son fils Michal. Troisième voyage en 2003, pour une semaine, à Pâques, où nous emmenâmes Lucile, ravie de retrouver son ami Michal, exactement de son âge. Voyage assombri par l'annonce du décès de ma belle-mère, survenu pendant notre absence.
Et comme il n'y a jamais de hasard dans la vie, voilà qu'au moment où j'apprenais le crash de l'avion polonais, depuis deux jours je lisais un roman polonais, d'Anna Onichimowska, intitulé Héro, mon amour, paru dans une collection pour adolescents, et qui raconte la descente aux enfers d'un jeune, Jacek, qui a commencé à se droguer. Son père boit comme un trou (comme un Polonais ?), sa mère fume cigarette sur cigarette, ils n'ont jamais le temps de lui parler et ne s'aperçoivent de rien. Michal, le petit frère de Jacek, lui dérobe un joint, et le drame éclate. Jacek peut-il s'en sortir ? « Je fais ce que je veux. Je suis libre. Je peux fumer ou pas. Je ne suis pas accro. Je ne l‘ai jamais été », pense-t-il. Il aimerait bien renouer avec ce père éthylique, et il faudra un dernier drame pour que le père (que la mère a lâché) décide de se reprendre en mains, et par là-même de rejoindre son fils : « Je suis là, parce que je n'ai que toi. Et je ne veux pas être seul. » Oui, dans l'addiction (à l'alcool, aux drogues plus dures, à la cigarette, au jeu, à la télévision, à l’appât du gain, au sexe peut-être) aussi, on finit par se retrouver "nulle part".
Mais il n’y a pas qu’en Pologne qu’on se trouve "nulle part" (l’allusion d’Alfred Jarry venait du fait qu’à l’époque d’Ubu roi, la Pologne avait été démembrée et partagée entre la Prusse, l’Autriche et la Russie, et donc n‘existait plus). Très souvent, et pas seulement en Pologne, j’ai eu l’impression d’être moi-même coincé dans ce "nulle part", cet espace indéterminé où je ne pouvais pas trouver ma place. J’en ai touché un mot dans mon autoportrait du 28 janvier (qui est aussi un portrait de l’individu en général), et il me faut faire un bel effort pour me sentir quelque part, que ce soit en famille, avec des amis, dans un cadre associatif, ou quand je travaillais, dans le milieu professionnel. Je ne sais jamais où je suis réellement, je suis comme l’empereur Hadrien de Marguerite Yourcenar, qui juge qu’« aucune caresse ne va jusqu’à l’âme », et qu‘ainsi l‘homme est toujours de trop. Parfois, j’ai l’impression d’être l’homme de nulle part. Je sais pourtant d’où je viens, je sais où je vais, je me projette, je suis capable de me penser, de faire des choix, d’aider les autres, de rire et de pleurer. Mais entre le "d’où je viens" et le "où je vais", entre le rire et les larmes, entre le projet et la réalisation, entre tel ou tel choix, je flotte dans l’incertain, dans ce "nulle part" qui semble ma marque de fabrique.
Ce qui me sauve, c’est que j’ai l’impression de n’être pas tout seul dans ce cas. Et même je finis par me poser la question : est-ce que, par hasard, la vie ne serait pas, tout simplement, l’antichambre du "nulle part" ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire