à un moment donné nous avons eu très faim. Pas forcément de pain : on peut être affamé d‘amour, de justice ou tout simplement de tranquillité, enfin, d‘une chose à laquelle on est sûr d‘avoir droit et qui vous est refusée. Mais faim à un point que vous ne pouvez imaginer, vous qui avez toujours été rassasié de tout ! Une faim tellement lancinante que même gavés de pain, de justice ou d‘amour, nous resterons toujours affamés…
(Michel Candie, Marie Read, femme pirate)
En 1971, j’’avais vingt-cinq ans. C’était le centenaire de la Commune de Paris, un des épisodes de notre histoire qui m’a le plus fasciné, avec les Cathares au Moyen-âge et Jeanne d’Arc. Ce centenaire fut l’occasion de la sortie d’un nombre considérable de livres ; je travaillais déjà en bibliothèque, j’en lus donc quelques-uns, en particulier Les poètes de la Commune, publié chez Seghers, où je découvris que Verlaine et Rimbaud avaient sinon participé activement, du moins soutenu cet événement. Et on y trouvait quelques poèmes de Louise Michel, personnage qui me stupéfia, et qui demeure une de mes figures historiques préférées. Je lus en particulier la biographie de Louise Michel écrite par Édith Thomas, et, par la suite, ses Mémoires : j’écrirai sur elle un de ces jours pour mon volume sur les femmes écrivains.
Et puis, arriva à Angers, où je vivais alors, un des spectacles les plus revigorants que j’ai vus dans ma vie, intitulé Autour de la Commune, et composé principalement de chansons révolutionnaires, du XIXème (depuis le Chant des ouvriers de Pierre Dupont) et du XXème siècle (chants de la Révolution russe, de la Guerre d‘Espagne, de la Résistance, d‘Amérique latine). Je fus tout à fait enthousiasmé par Mouloudji, Francesca Solleville et les autres chanteurs de ce spectacle, à qui j’achetai et fis dédicacer le double disque 33 tours à la sortie. Rarement je sortis d’un spectacle avec une telle force intérieure renouvelée, une envie de chanter, de me battre contre les injustices et les incohérences de la société.
Et voici que la chorale de Poitiers Chantons Liberté nous propose un autre spectacle, bâti également autour de la Commune, et intitulé Les pèlerins de l’espoir. J’y ai emmené Lucile, pour lui faire découvrir cet événement, largement inconnu de nos jeunes d’aujourd’hui (c’est si vieux, et soixante-dix ans de soviétisme ont assassiné ce bel espoir), et nous avons savouré ensemble des chansons qui figuraient déjà dans le spectacle de 1971, comme Le drapeau rouge ("Osez, osez le défier ! Notre superbe drapeau rouge ! Rouge du sang de l‘ouvrier !"), La canaille ("C’est la canaille, eh bien j’en suis" ! proclame le refrain, que j'adore), L’insurgé ("Devant toi, misère sauvage, Devant toi, pesant esclavage, L‘insurgé se dresse, Le fusil chargé"), La semaine sanglante ("Oui mais ! Ça branle dans le manche, Les mauvais jours finiront, Et gare à la revanche Quand tous les pauvres s’y mettront"), Elle n’est pas morte ("Tout ça n’empêche pas, Nicolas, Qu’la Commune n’est pas morte !"), que j’ai réécoutées avec ferveur, les connaissant d’ailleurs presque par cœur, ayant écouté mes disques des dizaines de fois.
Mais Chantons Liberté avait aussi ajouté des textes de l’époque (Victor Hugo, Louise Michel, justement, Verlaine…) et des chansons plus récentes comme L’affiche rouge, d’Aragon et Ferré ("La mort n‘éblouit pas les yeux des partisans"), Guernesey, de Bernard Lavilliers ("Être en exil à Guernesey Et regarder la houle grise Sur les brisants"), Les corons, de Pierre Bachelet ("Et chaque verre de vin était un diamant rose Posé sur fond de silicose"), Son bleu, de Renaud ("Cinquante balais c‘est pas bien vieux Qu‘est-c‘qu‘y va faire de son bleu"), Quand les hommes vivront d’amour, du Québécois Raymond Lévesque (Lucile a trouvé cette chanson particulièrement pessimiste, avec son refrain "Mais nous, nous serons morts, mon frère") et La quête que chantait Jacques Brel ("atteindre l’inaccessible étoile").
Bref, un spectacle militant comme on n’en fait plus, et vraiment roboratif. Après tout, les choses ont-elles tellement changé depuis la Commune de Paris ? A-t-on vraiment le droit à la parole, la liberté de ses choix, quand on est pauvre et sans le sou, sans travail, sans papiers parfois, loin de la vraie vie ? Et pendant ce temps-là, les spéculateurs, peut-être les mêmes qui avaient spéculé sur la guerre de 1870, et qui ont continué en 1914 et en 1939 (combien y a-t-il eu de profiteurs de guerre ?), continuent à s’enrichir et à écraser le monde. Maintenant, nous avons chez nous notre quart-monde qui ressemble terriblement aux combattants de la Commune, mais anesthésié par les mirages de la société de consommation et devenu incapable de se révolter. Et au loin, nous avons le tiers-monde, pareillement annihilé, avec tous leurs gouvernements à notre botte, et n’ayant appris de nous que la corruption : à ce sujet, j’attends beaucoup du séjour de Lucile en Centre-Afrique, pour en avoir des nouvelles fraîches. Mais je suis sans illusions.
En effet, quand par miracle "on travaille ensemble, […] on reste invisible les uns pour les autres" nous rappelle Henning Mankell dans La muraille invisible. Oui, ce n’est pas évident, la solidarité, la convivialité, le sens de la tribu sont en train de s’émousser rudement. Didier Éribon nous signale d’ailleurs que dans "la bataille qui oppose les dominants et les dominés, les premiers voulant maintenir les seconds à l’état d’objets, et ceux-ci se donnant la liberté de se constituer comme sujets et de considérer les autres aussi comme des objets" (Sur cet instant fragile…Carnets, janvier-août 2004), ce qui veut dire qu’on n’est pas sortis de l’auberge.
Et donc, qu’un tel spectacle nous rappelant les luttes populaires reste indispensable !
(Michel Candie, Marie Read, femme pirate)
En 1971, j’’avais vingt-cinq ans. C’était le centenaire de la Commune de Paris, un des épisodes de notre histoire qui m’a le plus fasciné, avec les Cathares au Moyen-âge et Jeanne d’Arc. Ce centenaire fut l’occasion de la sortie d’un nombre considérable de livres ; je travaillais déjà en bibliothèque, j’en lus donc quelques-uns, en particulier Les poètes de la Commune, publié chez Seghers, où je découvris que Verlaine et Rimbaud avaient sinon participé activement, du moins soutenu cet événement. Et on y trouvait quelques poèmes de Louise Michel, personnage qui me stupéfia, et qui demeure une de mes figures historiques préférées. Je lus en particulier la biographie de Louise Michel écrite par Édith Thomas, et, par la suite, ses Mémoires : j’écrirai sur elle un de ces jours pour mon volume sur les femmes écrivains.
Et puis, arriva à Angers, où je vivais alors, un des spectacles les plus revigorants que j’ai vus dans ma vie, intitulé Autour de la Commune, et composé principalement de chansons révolutionnaires, du XIXème (depuis le Chant des ouvriers de Pierre Dupont) et du XXème siècle (chants de la Révolution russe, de la Guerre d‘Espagne, de la Résistance, d‘Amérique latine). Je fus tout à fait enthousiasmé par Mouloudji, Francesca Solleville et les autres chanteurs de ce spectacle, à qui j’achetai et fis dédicacer le double disque 33 tours à la sortie. Rarement je sortis d’un spectacle avec une telle force intérieure renouvelée, une envie de chanter, de me battre contre les injustices et les incohérences de la société.
Et voici que la chorale de Poitiers Chantons Liberté nous propose un autre spectacle, bâti également autour de la Commune, et intitulé Les pèlerins de l’espoir. J’y ai emmené Lucile, pour lui faire découvrir cet événement, largement inconnu de nos jeunes d’aujourd’hui (c’est si vieux, et soixante-dix ans de soviétisme ont assassiné ce bel espoir), et nous avons savouré ensemble des chansons qui figuraient déjà dans le spectacle de 1971, comme Le drapeau rouge ("Osez, osez le défier ! Notre superbe drapeau rouge ! Rouge du sang de l‘ouvrier !"), La canaille ("C’est la canaille, eh bien j’en suis" ! proclame le refrain, que j'adore), L’insurgé ("Devant toi, misère sauvage, Devant toi, pesant esclavage, L‘insurgé se dresse, Le fusil chargé"), La semaine sanglante ("Oui mais ! Ça branle dans le manche, Les mauvais jours finiront, Et gare à la revanche Quand tous les pauvres s’y mettront"), Elle n’est pas morte ("Tout ça n’empêche pas, Nicolas, Qu’la Commune n’est pas morte !"), que j’ai réécoutées avec ferveur, les connaissant d’ailleurs presque par cœur, ayant écouté mes disques des dizaines de fois.
Mais Chantons Liberté avait aussi ajouté des textes de l’époque (Victor Hugo, Louise Michel, justement, Verlaine…) et des chansons plus récentes comme L’affiche rouge, d’Aragon et Ferré ("La mort n‘éblouit pas les yeux des partisans"), Guernesey, de Bernard Lavilliers ("Être en exil à Guernesey Et regarder la houle grise Sur les brisants"), Les corons, de Pierre Bachelet ("Et chaque verre de vin était un diamant rose Posé sur fond de silicose"), Son bleu, de Renaud ("Cinquante balais c‘est pas bien vieux Qu‘est-c‘qu‘y va faire de son bleu"), Quand les hommes vivront d’amour, du Québécois Raymond Lévesque (Lucile a trouvé cette chanson particulièrement pessimiste, avec son refrain "Mais nous, nous serons morts, mon frère") et La quête que chantait Jacques Brel ("atteindre l’inaccessible étoile").
Bref, un spectacle militant comme on n’en fait plus, et vraiment roboratif. Après tout, les choses ont-elles tellement changé depuis la Commune de Paris ? A-t-on vraiment le droit à la parole, la liberté de ses choix, quand on est pauvre et sans le sou, sans travail, sans papiers parfois, loin de la vraie vie ? Et pendant ce temps-là, les spéculateurs, peut-être les mêmes qui avaient spéculé sur la guerre de 1870, et qui ont continué en 1914 et en 1939 (combien y a-t-il eu de profiteurs de guerre ?), continuent à s’enrichir et à écraser le monde. Maintenant, nous avons chez nous notre quart-monde qui ressemble terriblement aux combattants de la Commune, mais anesthésié par les mirages de la société de consommation et devenu incapable de se révolter. Et au loin, nous avons le tiers-monde, pareillement annihilé, avec tous leurs gouvernements à notre botte, et n’ayant appris de nous que la corruption : à ce sujet, j’attends beaucoup du séjour de Lucile en Centre-Afrique, pour en avoir des nouvelles fraîches. Mais je suis sans illusions.
En effet, quand par miracle "on travaille ensemble, […] on reste invisible les uns pour les autres" nous rappelle Henning Mankell dans La muraille invisible. Oui, ce n’est pas évident, la solidarité, la convivialité, le sens de la tribu sont en train de s’émousser rudement. Didier Éribon nous signale d’ailleurs que dans "la bataille qui oppose les dominants et les dominés, les premiers voulant maintenir les seconds à l’état d’objets, et ceux-ci se donnant la liberté de se constituer comme sujets et de considérer les autres aussi comme des objets" (Sur cet instant fragile…Carnets, janvier-août 2004), ce qui veut dire qu’on n’est pas sortis de l’auberge.
Et donc, qu’un tel spectacle nous rappelant les luttes populaires reste indispensable !
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