jeudi 28 janvier 2010

28 janvier 2010 : l'homme de trop


« Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour) ! Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode) ! Quelle douleur pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller ! »
(Stendhal, La Chartreuse de Parme)


Voici l’homme. L’homme de trop. Le terzo incomodo de Stendhal.

Dès l’enfance, il surgit de nulle part, loin de la face du père, pas sûr d’être le fils en tout cas (comme Jésus, comme Œdipe, comme Hamlet !), picorant des miettes de temps qu’il a l’impression de voler aux autres, les vrais enfants. Incertain de son sexe même, appréciant la douceur des filles et rebuté par la brutalité des garçons.

Frère, il se pousse à l’être, vogue dans l’entre-deux, n’étant pas l’aîné ni le cadet, se sentant un manque à combler en somme. Et il va tout faire pour être quand même accepté, quoique se sachant en trop. Pas assez fille pour ses sœurs, pas assez garçon pour ses frères…

Camarade, il rêve de toutes sortes de révolutions, admire le Che pour la vie extérieure comme il adhère à Jésus pour la vie intérieure, souhaite la dilatation du soi dans une entité plus vaste, groupe, chapelle, ligue. Mais tout lui échappe, rien à faire, il est de trop, il ne peut accepter les idées toutes faites, les dogmes, les votes obligés, les chefs, il veut pouvoir aller de son côté, émettre des opinions personnelles, loin des béni-oui-oui de la politique ou de la religion. Dans le groupe, sans être rejeté, il se met à l’écart peu à peu. Il devient à lui seul parti, église, secte… En trop bien sûr.

Ami, il a le bec très fin, il ne laisse filer de lui qu’un faible goutte-à-goutte, se rétracte, ne se laisse pas atteindre, aussi mal à l’aise avec les hommes qu’avec les femmes. Jamais il n’arrive à tisser un lien d’un seul tenant, quelque chose de solide, d’indéfectible. Il n’aime pas les fêtes grandioses, il a trop besoin de l’amitié de ce qui l’entoure, il préfère la solitude à deux, car déjà à trois, il se sent de trop. Et souvent il l’est même à deux ! Il déçoit, il se déçoit. Il est à côté, il est vraiment de trop.

Amant, plus encore qu’ailleurs, il est une pièce rapportée d’une comédie qui lui échappe ou d’un drame qui semble ne pas le concerner. Il a tellement conscience de la médiocrité de tout cela, l’éros n’est pas pour lui (il pense comme le Swann de Proust, "l’acte de la possession physique - ou d’ailleurs l’on ne possède rien"), il y voit le triomphe de la pantalonnade ou du vaudeville à deux sous. Dans un couple, on est deux, mais il a parfois l’impression qu’il y en a un de trop, qu‘il est le surplus qu'on exhibe, le mensonge qui sort du puits. Et quand il voit sourdre la jalousie, il pointe davantage encore sa différence ou son indifférence.

Mari, père, il se soumet à endosser les rôles, les joue plutôt bien, consent enfin à s’y mettre en lumière, à ne pas trop hanter l’absence, à sortir des écarts et des ornières. Mais il sait qu’il est de trop, prend l‘habitude, toujours comme Swann, "de se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient de laisser de côté le fond des choses." Et de savoir qu’un jour, on n’aura plus besoin de lui.

Même seul, livré à lui-même, il se trouve de trop, engoncé dans un corps qui lui semble étranger, qu’au fond il n’aime pas, défait en quelque sorte, lui qui aurait voulu être un bel athlète, proche de ces sculptures antiques ou de la Renaissance qu’il admire. Dans l’hiver - et il a désormais atteint l‘hiver de sa vie, il se sent suspendu entre deux saisons, comme s’il n’était qu’un intervalle.

Quand petit Poucet rêveur, il déambule dans les rues, il cherche bien à semer quelques petits cailloux blancs derrière lui, mais comme personne ne suit sa trace, il a l’impression d’être un habitant surnuméraire, l’homme invisible du trottoir, chasseur de sa propre nuit. Aussi quand parfois, on l’interpelle, ça l’effare. Au sortir du théâtre, que lui veut cette jeune, très jeune femme, qui le hèle à plusieurs reprises, l’obligeant à se retourner ? Ou bien cet homme au regard aiguisé qui le foudroie ? Que cherchent-t-ils ? Est-il un de ces pigeons à plumer ? Le prend-on pour un autre ? « Mais je ne vous connais pas ! », lâche-t-il dans un gémissement avant de filer de peur de les avoir offensés.

Maintenant que le temps lui file entre les doigts, il a encore plus conscience d’être l’homme de trop. Celui qui ne trouve pas sa place, qui n’en a jamais eu une et n’en aura jamais. Qui passe à côté de la vie. Et qui parfois, de guerre lasse, s’abandonne, tels ceux dont parle Proust "qui, après s’être acharnés à étreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l’immortalité de l’âme, accordent la détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé." Ou bien il tombe sur ce passage de Didier Eribon, dans Sur cet instant fragile… Carnets, janvier-août 2004
: "L’enfer c‘est Autrui, le regard d‘Autrui qui constitue chaque individu en objet et lui donne une signification de l‘extérieur de lui-même et à laquelle il ne peut échapper."


Et il comprend qu'il n'est pas tout seul, que, peut-être, chacun de nous est de trop !

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