jeudi 14 janvier 2010

14 janvier 2010 : amis de cœur



Ce que l‘on sent en soi de différent, c‘est justement ce que l‘on possède de rare, ce qui fait à chacun sa valeur.

(André Gide, L‘immoraliste)


Ah ! Les amis de cœur ! Belle expression, qui veut tout dire, et qui est un peu pléonastique. Peut-on être ami avec quelqu’un sans que le cœur y soit pour quelque chose ? Quand j’étais jeune, c’était une locution surtout utilisée par les filles, pour distinguer l’amie la plus proche, celle à qui l’on se confie, qui sait tout de vous, avec qui on peut pleurer ou rire, se moquer, à qui on ne cache rien. Jamais un garçon n’aurait employé ami de cœur pour désigner l’un ou l’autre de ses amis.

Je repensais à ça hier au soir avant mon animation à la librairie Gibert. Je voulais placer ce beau vocable, et dire qu’au fond les écrivains que j’ai présentés dans mon livre étaient pour moi des amis de cœur. J’ai surtout insisté sur trois d’entre eux : Panaït Istrati, Albert Cossery et Marius Noguès. Je crois en effet que les trois études que je leur ai consacrées sont des études amicales, des lettres d’amitié à des auteurs dont j’ai tout lu, et qui ont fait plus que m’accompagner. Les quitter m’a été difficile, mais je savais que ce n’était pas perdu, puisque j’avais leurs livres, dans lesquels il me plairait de me plonger si j’avais du vague à l’âme. Avec eux, je suis allé au bout de mes sentiments, de mes plaisirs, de mes émotions, de mes troubles parfois ; ce sont des hommes selon mon cœur, libres : Istrati, qui se définissait comme «l’homme qui n’adhère à rien», Cossery, qui ne possédait rien, puisqu’il vivait dans une chambre d’hôtel, Noguès, resté le petit paysan éloigné de la productivité contemporaine.

Oui, ce sont bien des amis de cœur, comme le sont aussi, avec bien des nuances, Georges Darien, Fédor Dostoïevski, Howard Fast, Josef Kjellgren, Erich Maria Remarque; Romain Rolland, Victor Serge, Léon Tolstoï, B. Traven et Jules Verne. Par la caresse (ou les coups rudes aussi bien) de leurs mots, par leurs mains qui guident la mienne, par les mouvements de leur âme, ils sont les témoins de notre accord. Ils m’ont ouvert un espace d’amour plus large que celui que j’avais devant moi, et ils continuent, eux et plusieurs autres, bien sûr, à élargir mon chemin.

Avec les auteurs femmes, c’est évidemment plus ambigu. Je ne sais pas encore comment je vais explorer la question dans le livre que je leur consacrerai. Mais mon attirance vers elles est très différente : d’abord parce qu’elles explorent le mystère féminin, vaste continent qui m’a toujours laissé perplexe, comme une terra incognita sur les cartes du Moyen âge. Et je reconnais que la majorité des écrivains hommes, malgré parfois de beaux portraits de femme (chez Stendhal et Tolstoï surtout) restent extérieurs à ce mystère. Ensuite, parce que je suis partagé entre la fascination (pour leur manière si différente des hommes de s’exprimer en poèmes, de Louise Labé à Odile Caradec, ou pour leurs grandes héroïnes romanesques, de la Princesse de Clèves à Cathy Earnshaw dans Wuthering heights), et la curiosité pour cet animal humain si différent de nous, tel qu’il nous est proposé chez Colette ou Annie Ernaux, par exemple. Aucun homme ne pourrait écrire ce qu’elles ont écrit, ni surtout comment elles l‘ont écrit.

J’ai eu beaucoup d’amis de cœur dans ma vie aussi, d’ailleurs comme je l’ai dit, c’est pour moi un pléonasme. Je n’ai jamais eu de tiédeur en mon cœur, et si j’ai pu parfois paraître froid avec l’un ou avec l’autre, j’en demande pardon à Alain, Claude, Fabrice, Fred, Georges, Gilles, Marc, Pat, Patrice, Peter, Philippe, Piotr, Robert, et quelques autres… J’ai, je crois, essayer de partager au mieux le trésor de l’amitié, en essayant de capter leur différence et de leur montrer la mienne. Eux seuls peuvent dire si j‘ai réussi. Curieusement, j’ai l’impression d’avoir été plus chaleureux dans mes amitiés féminines, plus prompt à me confier à elles. Comme quoi l’homme est aussi mystérieux que la femme.


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