samedi 31 octobre 2009

31 octobre 2009 : du renoncement

 
Cependant, l'amour ne devient vraiment lui-même qu'à partir du moment où il cesse de flotter, douloureux et sombre, comme un embryon, à l'intérieur du corps, et qu'il ose se nommer, s'avouer du souffle et des lèvres.
(Stefan Zweig, Le voyage dans le passé)

Vous savez que j'ai une admiration particulière pour La Princesse de Clèves, qui est le roman que j'ai le plus souvent lu (quatre fois intégralement, et souvent je me replonge dedans pour en lire des passages). J'ai bien entendu vu aussi le film avec Marina Vlady (avec un seul regret, c'est qu'il n'ait pas été réalisé par Jean Cocteau) et assisté il y a trois ou quatre ans ici à Poitiers à une représentation théâtrale où un acteur seul, en costume d'époque, disait (par cœur) de très larges extraits de ce fabuleux roman. Je comprends toutefois qu'il faut faire aujourd'hui un effort pour lire le texte, la prose du XVIIème siècle, pourtant très belle, n'étant plus à la portée du premier venu. Mais qui a dit qu'il fallait s'abaisser, en lecture ? Je crois au contraire que seules les œuvres artistiques fortes font des âmes fortes, pour reprendre la belle expression de Giono (et un autre roman que je recommande).
 
J'en rappelle rapidement l'argument : au temps d'Henri II, Mlle de Chartres épouse (mariage arrangé) le prince de Clèves, beaucoup plus âgé qu'elle. Mais elle est irrésistiblement attirée par le duc de Nemours, le grand séducteur de la cour, qui tombe amoureux d'elle aussi. Elle avoue cette attirance à son mari, et ce dernier meurt de maladie due à la jalousie et à la douleur. La princesse de Clèves, maintenant libre, pourrait aimer le duc, mais elle renonce à se donner à lui, se sentant coupable malgré tout. Il ne se passe donc pas grand-chose, sinon la naissance d'un amour, et l'impossibilité de l'assumer pour des raisons principalement morales. On n'est pas au XXIème siècle ! Mais ce thème du renoncement est développé avec une délicatesse égale à celle de Racine dans Bérénice (où les raisons sont différentes).
Et je viens de voir une variation sur ce thème dans un film récent : Mademoiselle Chambon. Ici, un maçon, Jean, marié et heureux en ménage, père du petit Jérémie, est attiré par Mademoiselle Chambon, l'institutrice de son fils. Et, comme dans le roman de Mme de La Fayette, c'est réciproque. Jean et l'institutrice, dont il ne connaîtra pas directement le prénom (tiens, comme pour la princesse de Clèves, où nous ne savons pas son prénom), finiront par se donner l'un à l'autre, mais ce sera sans lendemain, Jean renonçant à s'enfuir avec elle. Tiré d'un roman d'Eric Holder, c'est un film fragile, délicat, où la vérité des sentiments est ici aussi explorée par petites touches. C'est un film sur les différences de classe, le milieu ouvrier de Jean (c'est si rare de voir dans un film français les travailleurs chers à Arlette Laguiller), chaud et solidaire, s'opposant au milieu intellectuel et bourgeois de Mademoiselle, où il y a des livres, où l'on joue de la «grande musique», mais où elle est considérée comme une déclassée, par rapport à sa sœur, devenue procureur. Mais Stéphane Brizé, le réalisateur, rend compte de ces barrières avec subtilité et beaucoup de nuances. Ainsi, la séquence où Jean, après avoir changé la fenêtre dans la maison de l'institutrice, a vu qu'elle possède un violon, ose lui avouer qu'un jour il a entendu un morceau de musique à la télévision, que ça lui a plu, et lui demande si elle pourrait lui en jouer un : au départ, elle prétend qu'elle n'a plus joué depuis longtemps, puis elle se laisse gagner et exige seulement de jouer en lui tournant le dos. La manière dont Vincent Lindon (Jean), solide comme une fondation de maison (c'est son métier), écoute ces sons d'une culture différente de la sienne, est émouvante. Jean est un taiseux (alors qu'on le sent prêt à faire l'aveu à sa femme, qui a vu qu'il souffre, et lui demande ce qu'il a, il lui répond par trois fois : «rien !»), il ne sait parler que de son métier, et c'est en répondant aux élèves sur ce métier précisément qu'il séduit l'institutrice. Mademoiselle Chambon n'est guère plus bavarde, et ce film est fait de beaucoup de silences, et de regards. On est toujours dans l'attente, d'une parole, d'un geste, plus significatifs, qui feraient avancer l'intrigue amoureuse.

Et en fin de compte, Jean renonce. Sur le quai de la gare, l'institutrice attend jusqu'au dernier moment avant de monter prendre le train. Jean est bien venu, il a même préparé un sac avec ses affaires, mais il reste dans le souterrain entre les quais. À la différence de la princesse de Clèves, qui n'est pas allée jusqu'au bout de son amour, il sait à quoi il renonce. Un peu comme dans Sur la route de Madison, il vivra avec un beau souvenir qui éclairera son âme. En effet, quand l'amour est impossible, mieux vaut renoncer, quitte à y avoir goûté.
Qui n'a pas été amoureux et, au moins une fois dans sa vie, obligé de renoncer à combler le désir né de cet amour ? Les raisons en peuvent être multiples : non-réciprocité, différences d'âge, de condition sociale, de sexe. De toutes les manières, renoncer apporte une liberté et une paix intérieure, et n'empêche d'ailleurs nullement la continuité du sentiment. Nous quittons le domaine de l'avoir, nous ne sommes plus la proie du désir, de l'agitation mentale qui en résulte, de la plainte aussi, pour une sorte de sérénité, de retour dans un présent affectif apaisé. Certes, on ne peut pas contrôler ses sentiments, pas davantage que le temps qu'il fait. Mais accepter l'impossibilité d'un amour rend heureux. Ne pas l'accepter peut créer des souffrances terribles. Renoncer en ce cas n'est pas abdiquer, mais maîtriser un épisode de sa vie, lâcher prise, s'ouvrir mieux au monde. Et laisser peut-être la porte ouverte à un autre amour qui, tout en gardant sa part de désir, nous donnera la liberté de le combler ou pas, justement parce qu'on a appris le renoncement.
Les héros de Mademoiselle Chambon seront-ils plus heureux après ? L'institutrice est visiblement dans une solitude douloureuse, plus ou moins abandonnée par sa famille. Jean, le maçon, a ses responsabilités de fils (il s'occupe aussi beaucoup de son père, âgé), de mari (sa femme est de nouveau enceinte) et de père.
Un très beau film, fin, délicat.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

bonjour Jean-Pierre
moi aussi,j'ai beaucoup aimé ce film, tout en finesse, regards et non-dits, tellement bien joué
Anne-marie du Gers