la tristesse n’est pas malsaine : elle nous empêche de nous dessécher.
(George Sand, Lettre a Maurice Sand, après la mort de Manceau)
Eh
bien voilà : à force de me
voir vitupérer
contre le covid, ce
satané
virus se venge. Ma fille, venue me voir spécialement pour mon
anniversaire et Noël, se trouve contaminée. Je suis donc cas
contact, et condamné à l’isolement, avec elle. Suis-je triste ?
Un peu quand même, j’avais bien calculé mes plans, pour voir ma
belle-famille à Noël avec elle, pour accueillir Mathieu et sa
"fiancée" (le terme est délicieusement suranné) chez
moi et
pour fêter le Nouvel an à Lyon, avec des amis solitaires un peu âgés
comme moi. Dans cette période de consumérisme excessif et de joie
artificielle (en partie du
moins :
peut-on être joyeux sur commande ? Moi
pas),
je dois remballer mes cadeaux et dire : « bonjour,
tristesse » (d’autant plus que le jour même où j’apprends
le résultat positif de Lucile, j’ai appris le décès de la
vieille cousine de Maman, à presque 102 ans, la
dernière de cette génération, je me sens vraiment orphelin),
tout en refusant à la tristesse de dessécher mon cœur.
Me voici donc confiné dans mon appartement, avec ma fille. Je lui ai fait observer que ça me rappelait le cargo et mes voyages au long cours, sauf qu’il nous manquait l’air vivifiant du large et les longues promenades sur le pont, et qu’on n’avait pas de cuisinier, ni l’accompagnement de l’équipage et des quelques passagers. Je me transforme en commandant de navire et elle en unique passagère. Ça ressemble donc aussi à l’île déserte de Robinson, où nous nous servons mutuellement de Vendredi ! Ce sera à nouveau un voyage immobile, à l’heure où j’ai dû définitivement renoncer à mes voyages en vrai cargo.
À défaut d’observer la mer et de nuit, les "mirages dorés" des Tropiques, Lucile et moi, nous nous efforcerons d’imaginer "en un ciel ignoré" des "étoiles nouvelles", dont peut-être celle qui a éclairé la naissance de l’enfant prédestiné, puisque c’est l’époque de Noël et que tout le monde semble avoir oublié pourquoi on fête ce jour. Hier ce fut mon anniversaire, et j’ai soufflé l’unique et énorme bougie que j’ai réussi à trouver dans l’appartement ; placée au centre du gâteau, ça m’a rappelé les anniversaires des Philippins ou de Jean sur le cargo. Comme quoi je suis en pleines réminiscences.
j'ai baissé le masque pour souffler la bougie, rouge, évidemment
Nous allons donc nous atteler à passer au mieux ces quelques jours d’isolement, Lucile à étudier en anglais sur internet son master 2, moi à poursuivre mes écritures, et tous deux à nous faire un programme de ciné-club (je lui propose des films classiques qu’elle ne connaît pas, comme La strada, Les enfants du Paradis, ou découvrir Bergman) et de lectures (sachant mon intérêt pour la littérature africaine, elle m’a offert hier le Prix Goncourt 2021, j’ouvrirai ce soir le cadeau de Mathieu). Tout en nous promenant dans le Parc pour prendre l’air et faire un peu d’exercice. Chaque jour, je vais descendre et monter mes huit étages, comme je faisais plusieurs fois par jour dans le château du cargo. J’achèverai d’envoyer mes cartes de vœux, histoire de ne pas me faire trop oublier.
Et puis, on peut toujours rêver à un futur débarrassé de tous ces maux qui nous cernent : épidémies en cours et à venir, guerres que nous contribuons à propager par nos ventes d’armes, sols bientôt impropres à la culture à cause des produits chimiques abusifs, politique inféodée aux puissances d’argent, climat détérioré, etc... Dans le dernier texte de prose poétique que j’ai écrit, je montre que je n’ai pas changé depuis mes vingt ans. Je sais bien qu’on dit qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent jamais. Mais moi je suis content d’être resté fidèle au jeune homme que j’étais, j’ai lutté comme j’ai pu contre les désillusions et le désespoir, j’ai gardé autant que je pouvais mon cœur d’innocent, d’ingénu, d’idiot (mon héros préféré en littérature : le prince Mychkine dans L’idiot de Dostoïevski ; mon héroïne favorite au cinéma : Gelsomina dans La strada de Fellini) et tant pis si on me traite de primitif. Je rougirai davantage d’être traité d’arriviste, d’arrogant, de malveillant.
Bonne fête de Noël.
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