Maintenant, partout, dans la rue, au café, je vois chaque individu sous l’espèce du devant mourir […] Et avec non moins d’évidence, je les vois comme ne le sachant pas.
(Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil/IMEC, 2009)
Il n’y a pas de doute, nous sommes entrés dans l’ère de peur généralisée. Est-ce dû au confort excessif dans lequel nous nous vautrons depuis une soixantaine d’années, au point que, paraît-il, on ne peut plus donner en location une bâtisse sans chauffage, électricité ni eau courante ? Ces trois notions semblent les trois mamelles du propriétaire-loueur. J’ai pourtant vécu, enfant, entre 6 et 16 ans quelques années dans une telle maison ; certes on a tout de suite fait installer l’électricité ; mais l’éclairage restait restreint : une ampoule par pièce. De plus, nous sommes restés sans adduction d’eau (elle est arrivée au village en 1963 seulement ; on accompagnait ma grand-mère pour remplir des seaux d’eau à la pompe du village, à cent mètres de chez nous), et seule la cuisinière à bois chauffait la pièce principale où l’on faisait tout : cuisine, lavage du linge, devoirs de l’école, repas, repassage, couture, tricotage, etc.
On allumait parfois le feu dans la cheminée de la salle à manger voisine où nous ne mangions qu’aux grandes occasions : Noël, Chandeleur, Pâques, ou quand des invités venaient nous voir. Pour les chambres, ma grand-mère mettait des briques à chauffer dans le four de cuisinière, allait les mettre au fond des draps pour réchauffer chaque lit. On se mettait en pyjama dans la cuisine. Il arrivait les jours de grand froid qu’on ajoute une veste de laine sur le pyjama. Mais je n’ai pas souvenance qu’on ait souffert de tout ça, ni que nous étions plus souvent malades que les enfants d’aujourd’hui. Et, habitués au "noir" et au froid en hiver, nous n’avions pas peur de la nuit, ni du froid, ni de sortir remplir des seaux d’eau, les jours où il n’y avait pas école, ou même le soir dans la pénombre, le village étant peu éclairé. Et, cerise sur le gâteau, le loyer était très bas, incomparablement plus bas que ceux de nos jours, que je trouve effarants !
J’ai donc appris à ne pas avoir peur et, par la suite, dans ma vie personnelle, ma propre famille, mon travail, je n’ai jamais eu peur, même dans les quelques coups durs que la vie m’a réservés, comme à tout le monde, je suppose.
Aussi, aujourd’hui, quand je vois les gens se barricader et se confiner d’eux-mêmes, quand je les vois trembler en redoutant les malfrats, les cambriolages, les terroristes, et maintenant ce satané virus, quand je les vois me regarder d’un œil torve parce que je ne mets le masque que quand c’est strictement nécessaire, quand je vois des amis refuser de me serrer la main ou, pire, de m’embrasser, je me demande dans quel monde je vis. J’avoue humblement n’avoir pas peur du covid, de la maladie en général, de l’hospitalisation, du vieillissement et de la fin finale, la mort (omniprésente dans ma jeunesse villageoise, où les enterrements passaient sous nos fenêtres) qui est devenue un GROS MOT aujourd’hui, dont on ne parle jamais, comme si elle n’existait pas.
Karak
J’avoue
toutefois que j’ai quelques peurs : en premier lieu, de la
police, et c’est même la raison pour laquelle, opposant au passe
sanitaire (qui nous empoisonne l’existence), je n’ai pas encore
participé aux manifestations qui colorent désormais chacun de nos
samedis ; je n’ai pas envie de me faire éborgner ou arracher
une main par une grenade, ni de recevoir des gaz lacrymo en plein visage
et encore moins un puissant jet d’eau venant d’un canon (comme si
l’eau n’était pas une denrée rare : j’ai vu ça en Côte
d’Ivoire et à Madagascar dont certains villages traversés me
rappelaient mon enfance). J’ai peur aussi de la délation qui
refait surface comme pendant la guerre sur toutes sortes de sujets :
par exemple, sac à main sans nom laissé sur un siège dans le train, et immédiatement suspecté (la personne étant allée aux toilettes). On ne me verra pas dénoncer
les non-vaccinés, ni les abandonner comme des pestiférés. Au
contraire, je continuerai à les fréquenter, ne serait-ce que pour
les inciter à se faire vacciner ! Mais en aucun cas, je ne les obligerai !
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