Avec des canons, des avions, des bombes, on peut répandre la mort, la terreur, l’oppression, mais non pas la vie et la liberté.
(Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Payot, 2020)
Je viens de lire deux romans exceptionnels, Le soleil des morts, d’Ivan Chmeliov (1ère édition en traduction 1923, préfacée par Thomas Mann), et Des hommes, de Laurent Mauvignier (paru en 2009, et qui vient d’être porté au cinéma). Tous deux traitent de la guerre et de ses conséquences dans la vie de chacun et, en filigrane, du Mal avec un grand M. Évidemment, ça change des livres qui font du bien ("feel good", un peu gnan-gnan), mais ils font du bien aussi, car ils nous préparent à affronter le Mal !
Le soleil des morts est un récit éprouvant sur la famine et les exactions qui ont suivi la guerre civile russe en Crimée au début des années 20. Chmeliov, d’abord favorable à la révolution de février 1917, s’opposa ensuite à la révolution d’octobre, dont il montre ici avec réalisme et désespoir comment elle s’est imposée dans cette région après la victoire des rouges contre les blancs : massacres des supposés bourgeois et de leurs suppôts, famine organisée pour réduire les derniers récalcitrants. La nature, les hommes, les bêtes souffrent ensemble et des petits chefaillons font régner la terreur. Chmeliov est un très bon écrivain qui dut s’exiler en France.
Les évènements racontés se situent entre 1921 et 1922 : la Crimée est alors dirigée par le commissaire politique Béla Kun (après avoir dirigé la République des Conseils de Hongrie écrasée en 1919). Il s'y comporte en tyran sanguinaire et brutal, cherche à éliminer tous les indésirables, y compris les tatars, agissant ainsi en despote et potentat local. C’est la saison hivernale et les récoltes ont été mauvaises du fait des confiscations de terres, des violences, des exactions diverses, des assassinats de paysans suspectés de s’opposer au nouveau régime, du saccage et du pillage des maisons et des réserves alimentaires. On y voit donc des personnages divers, des paysans, un médecin, un professeur, un facteur, des femmes, des enfants, des vieillards, des bêtes errant et parcourant la campagne, frigorifiés, hallucinés, efflanqués, tenant à peine debout, rendus parfois déments par l’enfer de la terreur rouge, au nom d'un "bonheur" futur. Même la nature de la belle Crimée est souillée, endeuillée par la barbarie des hommes. On vit désormais un enfer ! La famine devient l’élément-clé du roman et Chmeliov en montre les effets sur ce qui reste d’humanité chez les gens : on peut parler de famine des corps et de dénuement des âmes, et de détresse des esprits. La nourriture devient un rêve, et toutes les actions humaines sont à sa recherche, avec parfois un peu de solidarité quand on trouve plus démuni que soi.
Chmeliov raconte l'horreur en la faisant ressentir au lecteur : c’est dire qu’on doit être en forme pour lire ce livre, pourtant "essentiel" (mot devenu à la mode) de mon point de vue. On a le cœur serré. J’ai vu dans Réforme qu’un autre livre de Chmeliov vient de reparaître aux éditions Sillage cette année : Garçon !, qui fut son premier succès en 1911.
Des
hommes (ce
titre aurait pu convenir au précédent roman) raconte dans sa
première partie une réunion de famille à
laquelle se joint Bernard, paysan
mal aimé de sa mère, "canard
boiteux" de la famille, revenu de la guerre d’Algérie en 1962
avec une femme pied noir d’une
autre stature sociale, et qui
avait alors quitté son monde paysan pour
s’installer ouvrier dans l’automobile en région parisienne.
Abandonnant femme et enfants quinze ans plus tard, Bernard est revenu quasiment
clochard et ivrogne,
se réfugier dans
une baraque. Il va
déclencher le drame
à l’occasion de
l'anniversaire de sa sœur Solange, la
seule membre de la famille qui
l’avait toujours accepté tel qu’il était et
à qui il écrivait de longues lettres pendant son séjour en
Algérie. En effet il lui offre
une broche de haut prix, lui
le misérable,
le demeuré (et tenu
pour tel), le
parfois violent : où a-t-il trouvé l'argent ?
En affirmant
ainsi par son cadeau
l’humanité
que sa famille lui
dénie
depuis toujours, il se voit opposer un refus
de la part de Solange et se voit agresser
verbalement par les autres et
chassé de la réunion de famille ("On
a tous fait semblant de ne pas entendre. Tous ont fait semblant de croire
qu'il parlait seulement comme parlent les alcooliques, bouffés
autant par l'alcool que par le ressentiment et la haine").
En retour, il se "venge"
en saccageant la
maison des Cherfraoui, une
famille algérienne amie
de la famille présente à la fête.
Et les "événements" d’Algérie vont remonter à la surface. Il faut dire qu’on n’en parlait jamais. "On avait renoncé à croire que l'Algérie, c'était la guerre, parce que la guerre se fait avec des gars en face […] et puis parce que la guerre c'est toujours des salauds qui la font à des types bien et que les types bien là il n'y en avait pas, c'étaient des hommes, c'est tout…" Bernard avait devancé l'appel sur un coup de tête pour fuir sa famille. Il avait retrouvé en Algérie son cousin Rabut (narrateur du roman) et s’était lié avec Février, paysan comme lui. Lors d’une perm’ à Oran, il s’était disputé avec Rabut, et leur querelle avait dégénéré en pugilat, malgré Février qui avait tenté de les séparer. Cela les avait retardé pour rentrer à la caserne, et leur avait valu de passer la nuit au "trou", ce qui leur avait sauvé la vie. Ils avaient en effet ainsi échappé à l’attaque des "fells" qui avaient détruit leur campement et massacré tous les hommes, pendant qu'ils croupissaient cette nuit-là en prison.
Roman de la culpabilité donc, du non-dit ("La vérité c'est que le passé, on n'en parle pas, il faut continuer, reprendre, il faut avancer, ne pas remuer") aussi qui fait éclater la violence : "on ne sait pas ce que c'est qu'une histoire tant qu'on a pas soulevé celles qui sont dessous et qui sont les seules à compter, comme les fantômes, nos fantômes qui s'accumulent et forment les pierres d'une drôle de maison, dans laquelle on s'enferme tout seul, chacun sa maison, et quelles fenêtres, combien de fenêtres ?"
Ici, la violence, le refoulement, l'incompréhension mutuelle ("Plus le temps passe, plus [Bernard] se répète, sans pouvoir se raisonner, que lui, s'il était Algérien, sans doute il serait fellaga"), sont disséminés par le romancier en petites touches, dans un récit éclaté, distribué en quatre parties : "Après-midi", "Soir", "Nuit" et "Matin" qui sont les temps de 2002, quarante ans après le retour. Donc une succession de scènes actuelles ponctuées de retours plus ou moins longs dans le passé : la réunion de l’anniversaire, la nuit qui suit, les scènes variées en Algérie, dans le bled et à Oran, se télescopent au gré des souvenirs qui remontent : dans la deuxième partie, on entre parfois dans la conscience de Bernard et de ses compagnons de campement. Et l’on voit la violence à nu, la barbarie des uns et des autres, les horreurs sans nom. Des appelés, comme Bernard et Février, sont assassinés, le médecin du bataillon est supplicié par les fellagas ; en représailles, et parfois sans justification, des villages sont détruits et brûlés, leurs habitants, vieux, femmes et enfants massacrés, les fellagas découverts sont ignoblement torturés, balancés dans la mer du haut d’hélicoptères…
Dur,
sans concession, Des hommes montre là aussi le Mal à l’état
absolu, dans une écriture absolument superbe. Je me demande comment on a fait pour en tirer un film. J'irai le voir!
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