Il semblerait que l’homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre.
(Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Payot, 2020)
Je n’avais à ce jour rien lu de Makine, un des nombreux écrivains étrangers (russe cette fois) qui ont choisi le français comme langue littéraire. Ce choix s’avère judicieux à la lecture de son dernier roman, L’ami arménien, chaudement recommandé par un bibliothécaire de Bordeaux-Lac. En plus, ça traite de l’amitié, un thème qui m’est très cher.
Ça se passe dans les années 60, au temps du soviétisme déjà déclinant. Le narrateur est un orphelin de treize ans qui survit dans une sorte de collège pour orphelins situé en Sibérie où il faut se battre pour exister. Il voit débarquer un jour Vardan, un garçon arménien, d'un an son aîné, malingre, au visage féminin, et que les caïds du collège tentent d’écraser. Vardan est malade d’une maladie singulière, alors inguérissable. Le narrateur prend sa défense, le raccompagne chez lui, dans un quartier lépreux situé près de la prison, et c’est le début d’une amitié un peu inattendue. Le narrateur fait connaissance de la petite communauté arménienne qui vit là, dans l’attente du procès de plusieurs parents détenus, accusés de séparatisme, et en attente du Goulag. Il apprend l’ampleur du massacre des Arméniens par les Ottomans à partir de 1913, toujours présent dans la mémoire arménienne.
Il découvre des personnages attachants, Chamiram, la mère de Vardan, sa sœur aînée Gulizar dont il tombe secrètement amoureux et dont le mari est détenu, Sarven, un horloger, sorte de colosse qui a construit un cadran solaire, tous nostalgiques du « royaume d’Arménie », et qui survivent en vendant leurs biens précieux, une cafetière ciselée, des boucles d’oreille, dont ils gardent précieusement le souvenir au grand étonnement du narrateur : "L’idée qu’un objet disparu survivait, tout en ayant été perdu, me semblait à la fois très juste et difficile à accepter – l’instinct de possession se mêlait dans ma tête au sens même de la vie, à mon jeune désir de toucher, de sentir et de garder la totalité de ce qui m’était précieux"...
Leur professeur de mathématiques, Ronine, un manchot mutilé de guerre, en ramenant Vardan malade, fait aussi connaissance de cette communauté. L’orphelin assoiffé de tendresse trouve chez ces Arméniens une sorte de solidarité et d’entraide. Le lien entre les deux garçons devient très fort, l’un est comme le double de l’autre, jusqu’à la catastrophe finale, qui advient le jour du jugement. À ce titre, c’est un roman initiatique : grâce à Vardan, le narrateur comprend "que nos vies glissaient tout le temps au bord de l’abîme et que, d’un simple geste, nous pouvions aider l’autre, le retenir d’une chute, le sauver".
Très bien écrit, ce livre montre bien l’utilisation de la langue française que fait l’auteur, à l’instar d’écrivains étrangers d’Afrique, d’Amérique latine et même d’Asie, tandis que tant d’auteurs français semblent prendre plaisir à la massacrer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire