lundi 1 mars 2021

1er mars 2021 : fraternité

 


La bienveillance croît avec le bien-être. Que le monde fasse un pas vers l’exclu, et l’exclu fait aussitôt un pas vers le monde.

(Pierrette Fleutiaux, Destiny, Actes sud, 2016)


  Pour commencer le mois, rien de tel qu'un roman formidable ! De Pierrette Fleutiaux cette fois-ci.

Ça débute dans le métro. "Anne prend le bras de la future mère, elle a le sentiment que la femme n'a pas besoin de son aide, elle regarde sa protégée". Voici que sa vie prend un autre tour. Anne fait partie de la classe moyenne, elle est grand-mère depuis peu. Elle vient de tomber par le plus grand des hasards sur Destiny, une migrante africaine (elle apprendra qu’elle vient du Nigeria, après un périple hasardeux) enceinte et qui se trouve mal : mais que sait-elle vraiment du miracle qui l’a amenée là ? D’ailleurs, que sait-elle en général des migrants, ces quasi-invisibles de notre société : rien, presque rien, trop peu. Destiny, car c’est son nom, ne parle pas français, et son anglais corseté de mots en langue locale (Destiny lui dira que c’est du beni) est difficile à comprendre. Anne décide, non sans hésiter, de l’accompagner à l’hôpital : c’est là qu’elle commence à prendre conscience des difficultés d’aider un migrant. Elle ne veut pas entrer dans la charité, mot qui "lui déplaît. Elle ne le reprend jamais à son compte. C’est de ces mots qui se glissent parfois d’eux-mêmes, là où on ne veut pas d’eux"


Anne découvre qu’il n'y a rien dans sa vie "qui puisse lui servir de point de comparaison, qui puisse lui servir à comprendre vraiment, de l'intérieur la vie de cette" migrante. Mais peu à peu, non sans mal, elle pénètre, presque par effraction dans la vie de Destiny, qui a accouché d’une petite Glory, et se trouve ballotée au gré des logements toujours provisoires que lui offre le 115. Destiny lui parle, de ses enfants car elle en a d’autres, de sa vie au Nigeria, de son parcours à travers le Sahara et sur la mer. Informations pas toujours sûres, ou qu’Anne comprend mal ou essaie d’interpréter. Destiny est comme "un animal dans la jungle" avec "ses regards brefs, ses reculs et ses avancées [...], un animal traqué et souvent blessé, sur le qui-vive, tous les sens aux aguets, habitué à anticiper les attaques, faisant feu de tout ce qui dans son corps puissant peut assurer protection".

Car Destiny est une femme puissante (elle a traversé "plusieurs pays sans boussole ni carte ni GPS"), décidée à tout faire pour surmonter les coups durs de la misère, qui "est comme l’Hydre, on réussit à lui couper une tête, il lui en repousse une autre. [...] Dans l’état de migrant, il manque toujours un papier, qui en appelle un autre. Pour cet autre, il faut payer, pour avoir l’argent, il faut le papier, cercle maudit de la misère". Mais Destiny a pu constater, que "dans ce pays, des entités bienveillantes lui ont offert un répit, mais d’autres entités sont à l’œuvre [...], qui voudraient la pousser par-dessus bord, la rejeter dans la non-existence, les bienveillantes sont de bonne volonté mais faibles, les malveillantes sont pleines de conviction, mais rien n’est jamais joué, la carte des dominations peut se renverser".

Anne a choisi la bienveillance amicale, mais avec des limites. "Quand le mot égoïsme lui vient à l’esprit, c’est plus par automatisme de pensée que par conviction, car la vérité est ailleurs. La vérité, c’est [qu’Anne] ne peut prendre en elle davantage de la nébuleuse Destiny". Elle a son mari, sa famille, sa petite-fille. De son côté, Destiny a retrouvé son mari, Victor, nigérian lui aussi qui parle un meilleur anglais, et elle a pu reprendre ses enfants confiés à une institution. Elle rêve de leur offrir une vraie vie, cherche du travail comme coiffeuse, participe à une grève des coiffeuses sous-payées où elle apprend la solidarité, commence à prendre des cours de français.

Destiny a donc décidé de s’apprivoiser, et c’est dur : il y a des hauts et des bas. Pour elle, même la nourriture est un problème. Anne l’invite au restaurant, mais il faut traduire les menus : "C’est de la bonne nourriture. Mais [Destiny] laisse de côté la purée d’avocat [qu’elle] ne connaît pas, donc n’y goûte pas". Aussi Anne, quand la famille entière est réunie, les emmène au McDo : les Nigérians s’y retrouvent mieux que dans un restaurant traditionnel, car ils peuvent choisir leurs menus en les visualisant.

Le roman s’achève dans futur imaginaire, peut-être rêvé conjointement par Anne et Destiny. Glory "fait partie de la nouvelle marine européenne de sauvetage des migrants" avec son frère aîné Kelvin, devenu capitaine de bateau, tandis que le second frère, Michael, footballeur de talent, leur a payé leurs études. Ainsi Destiny aura eu un destin, au travers de ses enfants. "Les migrants sont capables d’exploits qui relèvent du miracle".

Beau roman fraternel, parfois bouleversant, qui restitue bien le sort des migrants et des bienveillants qui les accueillent, les soutiennent et font vivre la fraternité de notre devise nationale, mot "sans limite définie" qui nous intimide sans aucun doute, mais qui nous transporte au-dessus de nous-mêmes.

 

Aucun commentaire: