il
faudra peut-être commencer la grande bataille par la guerre
d’escarmouches, la chasse aux loups humains est même, suivant les
principes les plus élémentaires, le cas de légitime défense où
se trouve l’humanité en péril. Et c’est le cas de légitime
défense, non d’un seul être menacé mais de l’humanité
entière.
(Louise
Michel, La chasse aux loups, Classiques Garnier, 2015)
J’avais
acheté le livre à sa sortie, étonné (je le suis encore) de voir
apparaître Louise Michel au catalogue des Classiques Garnier. Le
seul roman que j’avais lu d’elle jusque-là, Le
claque-dents, ne me
laissait pas supposer que des universitaires s’intéresseraient un
jour à réaliser une édition critique d’un de ses ouvrages parus
en feuilleton dans la presse assez confidentielle de la gauche
contestataire et libertaire de la fin du XIXème siècle, et souvent écrits à la va-vite.
Un
bref résumé. Nous
sommes en Russie : Stéphanine
et Pierre Panine font un mariage d’amour. Le père de Stéphanine,
le baron Orloff, est content. Mais le jour même du mariage, apparaît
Stanislas, un ami de Pierre absent depuis longtemps, venu assister à
son mariage.
Mais, au
premier regard échangé avec Stéphanine, Stanislas a le coup de
foudre et trouble la jeune femme : Pierre pressent un malheur.
Or,
Pierre, Stéphanine et Stanislas font partie des nihilistes qui,
quelques
mois plus tard, au cours d’une véritable chasse au loup,
participant à la battue ; leur
objectif est d’éliminer
le baron Moïse, l’un de leurs grands persécuteurs en Russie et
qui pour eux est un loup humain qu’il faut assassiner.
Quelque
temps après, dans une
forêt, un inconnu vient voir le moujik Ivan Ivanovitch pour lui
réserver son
attelage de chiens de traîneau afin de faire fuir quelqu'un. Mais Ivan, littéralement amoureux
de ses chiens, qu’il a dressés avec passion, craint de ne pas les
récupérer et propose de conduire l’attelage jusqu’au but fixé
et de rentrer avec ses chiens. Dans la forteresse de Pétersbourg, le
commandant Zolotoff est
étonné de constater
que son fils, Paul, n’affiche pas d’enthousiasme pour son rôle :
arrêter le plus de nihilistes possible. En fait, Paul est lui-même
un nihiliste, chargé par le groupe de faire évader un détenu. Il
profite d’une entrevue avec son père dans la forteresse pour lui
dérober discrètement un dossier de documents qui vont lui permettre
de mener à bien l’évasion de
son ami Ebenezer, un
des meneurs nihilistes,
afin d’empêcher
qu’ils soit transféré en Sibérie, car c’est une carte
maîtresse dans la lutte contre les loups humains : loups qui en
Russie comme ailleurs, persécutent les peuples, se comportent en
bourreaux des prolétaires et qui, selon
les nihilistes, ne
méritent que la mort. En s’échappant de la forteresse, Paul et
Ebenezer s’élancent dans une folle fuite destinée à préparer la
reprise de la lutte. Ils
rejoignent le moujik et ses chiens de traîneau.
Ils
parviennent à rejoindre Londres, pays refuge : "Le
brouillard leur apparut comme une des chances de leur voyage :
ils pourraient rester plus longtemps sans entrer nulle part. Cette
chance est toujours saluée des malheureux qui filent la comète
[couchent dehors] à travers l’inconnu".
Ils y retrouvent Ivan et ses chiens, qui a fui aussi, car il s’est
rendu compte qu’il était leur complice, et tous trois découvrent la
misère des bas-fonds londoniens, des workhouses (dans
ces foyers pour SDF avant la lettre, on donne à manger : "Le
tout est mangé sur place avec le moins de cérémonie possible. Ceux
qui déjeunent là ont faim – et même faim depuis longtemps"),
des vagabonds (tramps :
"Pour
qui les aurait vus de loin, ils n’auraient pas paru plutôt des
hommes enguenillés que des grands vautours maigres dont le vent eût
soulevé les
plumes"),
des enfants prostitués, des Chinois fumeurs d’opium : c’est
la ville noire, "la
vie noire et brutale des meurt-de-faim – le coupe-gorge de la
société se montrant effrontément par places et où les assassins
ne sont pas ceux qu’on pense, mais ceux dont la table est toujours
mise, tandis qu’eux regardent les dents longues, l’estomac vide,
le cerveau atteint de toutes les hallucinations de la faim – la vie
pour eux, c’est le voyage des naufragés de la Méduse".
Mais
la police du tsar est
partout, même à Londres : ils
sont pourchassés par la policière russe Diana qui a
retrouvé
leur trace. Elle se fait connaître d’eux sous un faux nom ;
Ebenezer tombe amoureux d’elle : seul Ivan et surtout ses
chiens s'en méfient. Comme
ils souhaitent
rentrer en Russie reprendre le combat, c’est Diana
qui leur trouve un bateau. Sur ce bateau, un savant fou fait des
expériences et finit par inoculer la peste aux chiens d’Ivan puis
à la majorité de l’équipage. Le bateau finit par échouer à
Petersbourg, où Paul, Diana, Ebenezer, et Ivan sont les seuls
rescapés du naufrage. À demi-morts, ils sont transportés chez
Pierre Panine, leur ami nihiliste où ils reçoivent des soins. Sitôt
guérie, Diana va avertir le
tsar, mais elle est
démasquée par Paul, et Ebenezer, désespéré, l’étrangle. Ils
doivent de nouveau fuir. Mais
la grève générale, menée
par les mineurs, se
déclare dans tous les pays, en
France ("Ceux
dont on avait dans Paris sanglant égorgé les pères, ceux dont on
avait pris les mères, ceux qui avaient vu ceux qu’ils aimaient
tomber des balles dans la poitrine, disaient : il est bon de
mourir debout en rêvant de Paris sanglant sous son dôme de
flamme"), en
Russie aussi : "Ce
n’était plus des hommes marchant séparément, ni même des armées
s’en allant ensemble à la conquête d’une rive meilleure,
c’était l’humanité prenant possession de la terre".
La révolution est en marche. Et la chasse aux loups humains, les
puissants de ce monde, commence.
Dans
ce roman aux accents
prophétiques, écrit
en exil à
Londres et publié en 1891, Louise Michel s’inspire bien évidemment
de la Commune de Paris, toujours en filigrane dans son esprit – et pour elle,
les loups humains sont
ceux qui pratiquent
l’oppression de l’homme par l’homme : gens
de pouvoir politique, économique, judiciaire et bien sûr, la police
("c’était
l’aiguillon qui poussait sans relâche les policiers, gens
d’ordinaire bornés (s’ils étaient intelligents ils ne feraient
pas ce métier-là). Mais qui sait les filières où la Société
conduit, en assignée qu’elle est, ceux dont elle maintient
l’existence pour être la proie les uns des autres"),
contre qui la rébellion doit être engagée, violente, âpre, décisive.
Ici,
Louise Michel donne
raison aux nihilistes
russes, d’une manière
qui peut sembler schématique : "Et
vous, camarades qui lisez ceci, vous comprenez n’est-ce pas qu’on
doit frapper les monstres avec tranquillité et que l’œuvre
commune de la délivrance comprend maintenant non seulement savoir
mourir mais savoir tuer".
Le
texte a été revu avec soin, les nombreuses notes critiques
de Claude Rétat éclairent
les enjeux historiques,
sociaux, littéraires aussi : l’écriture enflammée, pugnace,
de l’écrivaine en exil
persévérante
appelle la foule des bas-fonds, le
prolétariat, au
soulèvement définitif
pour anéantir l’oppression
et la
répression. Un roman
puissamment engagé donc, le
chant des misérables : on
y sent l’influence de Victor Hugo, et Diana est une sorte de Javert
au féminin. Et, bien
sûr, je n’ai pas pu ne pas constater
combien ce livre
rejoint les
préoccupations actuelle (revendications
des gilets jaunes,
lutte pour préserver les acquis du Conseil National de la
Résistance, dont les retraites) et trouve
un
écho extrêmement
contemporain : "La
révolte, ce mot fait battre tous les cœurs sauvages et fiers de
loups ou d’hommes, c’est la haine du collier qui pèle le cou des
chiens" (cf La Fontaine, Le loup et le chien). Le
côté messianique laisse perplexe par son idéalisme naïf :
"Alors,
semblables aux astres voguant par groupes dans l’espace, les hommes
appelés par leurs affinités, par la nécessité d’une société
harmonique où puisse vivre l’humanité, cherchèrent à se grouper
pour la première fois suivant les lois de l’harmonie
universelle" ; mais on peut préférer l’idéalisme naïf
des exploités à l’arrogance et à la scélératesse des exploiteurs.
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