Passer
trois semaines dans cet espace réduit, sombre et sans air, aurait dû
normalement être une épreuve d’un ennui quasi insupportable.
Pourtant, étrangement, il n’en fut rien : jamais deux heures
pareilles ni deux jours semblables. La grande proximité, la faible
lumière et le tambourinement de la pluie à l’extérieur avaient
créé une atmosphère d’intimité pressante parmi les femmes ;
parce qu’elles étaient étrangères l’une à l’autre, tout ce
qui se disait sonnait neuf et surprenant ; même la plus
ordinaire des discussions pouvait prétendre des tournures
inattendues.
(Amitav
Ghosh, Un océan
de pavots,
trad. Christiane Besse, R. Laffont, 2008)
L’Inde
vers 1838. Les Anglais exercent leur domination avec une rigueur
exemplaire, le croient-ils du moins. En tout cas, le racisme colonial
fonctionne dans toute sa splendeur, et les coloniaux ne sont venus là
que pour s’enrichir. Pas tous cependant : ainsi le conservateur du
jardin botanique de Ghazipour et savant botaniste, un Français,
Lambert, qui ne vit que pour les plantes et pour ses découvertes, et
qui, ému de la misère environnante, s’endette auprès des
prêteurs sur gages. Il meurt prématurément, ruiné, et sa fille Paulette,
âgée de dix-sept ans, élevée
par une Indienne avec son frère de lait Jodu, se
voit confiée à une famille anglaise, les Burnham. M. Burnham, sous
couvert de charité évangélique, la prend sous son aile. C’est
en fait un féroce commerçant qui s’est enrichi par le commerce de
l’opium avec la Chine. Il a peu à peu étendu son empire, obligé
les Indiens de la région à abandonner toute autre culture, les mettant à sa
merci, y compris le raja local, Neel,
fortement endetté et
qui va être condamné au bagne par la justice anglaise.
Et Paulette rêve de l’ïle
Maurice, dont était originaire sa mère morte à sa naissance.
La
jeune paysanne, Deeti,
cultive donc le pavot pendant que son mari, ancien supplétif de l’armée
anglaise, revenu en très mauvais état des guerres coloniales et souffrant beaucoup, travaille à la
factorerie d’opium, tout en étant complètement accroc à l'opium. Quand il
meurt, laissant une fille, Deeti choisit, pour ne pas tomber entre
les mains de son beau-frère concupiscent, de partager le sort de son mari sur
le bûcher funéraire, après avoir confié sa fille à sa propre
famille. Elle est sauvée du bûcher par Kuala, un paria, et ils
doivent s’enfuir ensemble. Ils rejoignent le convoi de "coolies" qui
doit embarquer vers l’île Maurice sur l’Ibis, un ancien navire
négrier, affrété par Burnham, qui continue le commerce des êtres humains depuis
l’abolition de l’esclavage, masqué sous l’appellation de
migration, en attendant de se lancer dans le commerce de l’opium.
Sur
ce navire est embarqué Zachary Reid, Américain fils d’une esclave
quarteronne et
de son propriétaire, il a pu s’y embarquer comme charpentier :
il est blanc de peau et
personne ne soupçonne sa "négritude".
Le capitaine étant mort, le lieutenant impitoyable
et pervers ayant été jeté
à la mer par les lascars, jeunes Indiens et autres Asiatiques réunis
par le goût du risque et excellents marins, il a dû prendre le
commandement jusqu’à Calcutta, bien secondé par le
chef des lascars, Sereng Ali.
Tous
se retrouvent sur l’Ibis sous un nom d’emprunt, Jodu qui a
toujours rêvé d’un gros bateau et qui va se retrouver moussaillon,
Paulette, qui a réussi à s’enfuir de chez les Burnham pour
échapper à un mariage répugnant,
Deeti et Kuala.
Mais ils y trouvent aussi Neel, condamné au bagne à Maurice avec
Ah Fatt, un métis cantonais, et de nombreux autres personnages, en
quête d’une nouvelle vie. Hélas, les soldats et gardiens qui
encadrent les deux forçats, le nouveau second, tout aussi pervers
que le précédent lieutenant, font que le voyage va se transformer
en une sorte d’équipée sauvage, les coolies
n’étant au fond rien de
mieux que les anciens esclaves à fond de cale des anciens navires
négriers.
Une
fois à bord, les personnages se croisent. La mer flamboyante,
le roulis, les vents furieux font naître des émotions d’autant
plus violentes que les exactions des
maîtres du bord, le capitaine, le second, le chef des soldats et le
quartier-maître, font régner un ordre qui n’a rien à envier à
celui du Bounty. Le navire
est lui-même un personnage. Certains, les plus faibles, meurent en
cours de route. Les autres subissent une sorte de changement
spirituel. Les religions se mêlent, les classes sociales et castes
aussi. On a un tableau assez complet de la colonisation anglaise et
de ses méfaits.
Étant
en ce moment en Guadeloupe où effectivement, après l’abolition de
l’esclavage en 1848, furent enrôlés de force des Indiens de
Pondichéry pour remplacer les esclaves à faible prix (un nombre
important moururent sous les mauvais traitements), j’ai trouvé cet
excellent roman historique (aussi bon et haletant qu’un bon
Dumas) très utile pour comprendre les phénomènes coloniaux.
L’Angleterre interdit la traite en 1807 et l’esclavage en 1833…
Mais jetons un coup d’œil autour de nous : nos modernes
migrants venus à travers la Méditerranée, et aussi ceux qui
viennent d’Europe de l’est, les Haïtiens ici, sont à peine
mieux lotis. Le capitalisme n’a pas changé depuis les débuts du
XIXème siècle, il
a toujours besoin d’une main-d’œuvre corvéable à merci, et peu coûteuse. Notre mode de vie repose là-dessus.
Un
bien beau livre, en tout cas, à recommander.
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