La
formule morale la plus simple et courte, c'est de se faire servir par
les autres aussi peu que possible, et de servir les autres autant que
possible. D'exiger des autres le moins possible et de leur donner le
plus possible.
(Léon
Tolstoï, Lettre à Romain Rolland,
4 octobre 1887)
Chaque
fois que je me trouve confronté à la mort, qu’elle coupe avec
brutalité une vie, comme il arrive parfois, ou qu’elle l’achève tranquillement, comme il
se devrait, je pense à mes chers amis écrivains, Sénèque,
Montaigne, Tolstoï, Romain Rolland et tant d’autres, qui m’aident
à l’affronter sereinement, à l’accepter comme l’issue qui
nous attend tous.
En 2008, pendant des vacances en Mauricie, Marc sur son canoë
Marc
Paulin, notre ami québécois, vient de nous quitter à l’âge de 55 ans
le 4 janvier 2019, à la suite d’un "cancer
féroce et virulent, qui s’est
propagé à une vitesse fulgurante",
selon les mots de sa compagne Déborah.
Depuis plusieurs
années, je méditais un voyage au Québec, qui a bien a bien failli se
faire en 2012, mais ma prostate ayant sifflé trois fois (voir mon
blog du 18 août de cette année-là), j’ai dû annuler. J’avais bien sûr prévu
d’aller voir Marc, qui avait même pris une semaine de congé pour
me balader dans son cher pays.
Nous
l’avions rencontré, Claire et moi, en avril 1982, environ un mois
avant la naissance de Mathieu ; Marc avait 18 ans et prenait une
semaine de vacances en faisant en stop le tour de la Guadeloupe avec un copain. Nous
étions donc allés ce dimanche-là sur la plage de Rocroy, au nord
de Baillif, qui était notre plage usuelle, tranquille, avec un flot
de mer tellement calme qu'il me permettait de nager jusqu'à plus de deux cents mètres du bord, ce qui est loin d’être dans mes habitudes. Nous nous
étions installés sous
une paillote (appelée là-bas carbet, si mes souvenirs sont bons) sous le toit de laquelle il y avait une table en bois et deux bancs ;
nous venions d’arriver, il était à peine 8 h 30 du matin, car nous
étions lève-tôt et voulions éviter la foule du dimanche qui venait déjeuner pour midi dans une ambiance de kermesse au demeurant fort sympathique avec
transistors à tue-tête, camping-gaz et cocottes-minute, et boisson à gogo. Claire était
enceinte de huit mois et je buvais des yeux sa superbe rotondité,
quand elle me dit :
« Regarde !
Va vite leur dire de se rhabiller ! Les Guadeloupéens n’aiment
pas beaucoup ce nudisme sauvage... »
Elle avait aperçu deux jeunes hommes bien découplés qui sortaient de la
mer dans leur plus simple appareil, parodiant au
masculin les
tableaux
représentant
la naissance de Vénus. Je me suis précipité vers ces deux
Apollons, qui ne se cachaient pas le moins du monde, pour leur
expliquer qu’on ne pouvait faire ça ici que sur des plages
spécialisées. Ils sont donc allés enfiler leur maillot de bain, ont
apporté leurs sacs à dos et se sont installés sous notre carbet.
C’était Marc et son camarade Michel. Au moment de repartir, Claire
leur proposa de venir dormir à la maison et leur dit qu’elle les
emmènerait le lendemain jusqu’au parking de la Soufrière, tandis
que je partirai travailler.
Notre
amitié débuta ainsi. La Soufrière faillit d'ailleurs se terminer mal pour
Michel ; pris au sommet dans le nuage qui cachait toute
visibilité, ils trouvèrent un vague sentier de descente, mais qui
malheureusement ne les menait pas vers l’Ouest (Saint-Claude) mais
vers l’est (Capesterre-Belle-Eau). Dans la descente assez raide,
Michel se tordit le pied, ils perdirent beaucoup de temps à cause
de la douleur, et il faisait nuit quand ils arrivèrent à la route.
J’étais rentré du boulot et, très inquiet, je m’apprêtais à
signaler vers 20 h leur disparition à la gendarmerie voisine, quand
ils frappèrent à la porte. Ils
avaient trouvé quelqu’un qui les avait ramenés, un peu déconfits.
Le temps que son pied se rétablisse, ils restèrent deux nuits de plus
chez nous, Claire les amena le mercredi
suivant à l’embarcadère du ferry vers les îlots des Saintes.
Puis ils disparurent de notre vie.
Mais
à chaque fin d’année, nous leur avons envoyé nos vœux avec
quelques photos de la famille qui s’agrandissait. Seul Marc a donné
suite. Nous apprîmes quelques années plus tard qu’il était
devenu officier de marine marchande (cargos) et sillonnait
l’Atlantique, la Méditerranée, le Pacifique et l’Océan Indien, il nous envoyait des cartes postales de ses escales. Au début des
années 90, l’automatisation de ces navires entraîna des
suppressions de poste, sans parler, après la chute du Mur de Berlin,
de la concurrence des officiers issus de l’Europe de l’Est et qui
coûtaient deux ou trois fois moins cher aux compagnies. Marc se retrouva au
chômage, il trouva pendant un temps une embauche pour commander
pendant la saison d’été les petits navires de croisière sur
le lac Memphrémagog, en Estrie, à la frontière des USA. C’est à ce moment que je le revis lors de
mon voyage d’études au Québec en octobre 1994, pendant l’été
indien, et que je renouai une solide amitié ; je fus convié à un brunch fantastique
au bord d’un lac pour fêter les 65 ans de son père. Il vint en
France en juin 1999, où je lui avais organisé son séjour, une
semaine chez nous à Poitiers (je lui ai prêté un vélo), une
semaine à l’île de Ré (malheureusement déserte) et une semaine
à Paris où je le rejoignis pour l’accompagner à Roissy.
Par
la suite, il avait trouvé à s’embaucher au port de Montréal pour
diriger les manœuvres de chargement-déchargement. Il s’était mis
en ménage avec Debbie, m’envoyait régulièrement des photos par
mails, et bien sûr, en 2009, après la mort de Claire, comme Yvon en
Guadeloupe et Marcin en Pologne, il m’avait invité au Québec. Ça
n’a malheureusement pas pu se faire.
Comme
l’écrit Sénèque, dans
sa Consolation à
Marcia, "On
ôte un peu de leur violence aux maux présents quand on les a vus
venir".
Là, je n’ai rien vu venir,
il était si jeune, j’aurais pu être son père. Et d’ailleurs,
dans une certaine mesure, je
crois que c’est ce qu’il recherchait en moi. Il avait approuvé
mes voyages en cargo, bien sûr, et aurait souhaité que je fasse Le
Havre-Montréal par ce moyen.
Adieu,
Marc Paulin, je t’aimais beaucoup.
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