dimanche 10 février 2019

10 février 2019 : adieu au cousin du Québec


La formule morale la plus simple et courte, c'est de se faire servir par les autres aussi peu que possible, et de servir les autres autant que possible. D'exiger des autres le moins possible et de leur donner le plus possible.
(Léon Tolstoï, Lettre à Romain Rolland, 4 octobre 1887)


Chaque fois que je me trouve confronté à la mort, qu’elle coupe avec brutalité une vie, comme il arrive parfois, ou qu’elle l’achève tranquillement, comme il se devrait, je pense à mes chers amis écrivains, Sénèque, Montaigne, Tolstoï, Romain Rolland et tant d’autres, qui m’aident à l’affronter sereinement, à l’accepter comme l’issue qui nous attend tous.

En 2008, pendant des vacances en Mauricie, Marc sur son canoë

Marc Paulin, notre ami québécois, vient de nous quitter à l’âge de 55 ans le 4 janvier 2019, à la suite d’un "cancer féroce et virulent, qui s’est propagé à une vitesse fulgurante", selon les mots de sa compagne Déborah. Depuis plusieurs années, je méditais un voyage au Québec, qui a bien a bien failli se faire en 2012, mais ma prostate ayant sifflé trois fois (voir mon blog du 18 août de cette année-là), j’ai dû annuler. J’avais bien sûr prévu d’aller voir Marc, qui avait même pris une semaine de congé pour me balader dans son cher pays.

Nous l’avions rencontré, Claire et moi, en avril 1982, environ un mois avant la naissance de Mathieu ; Marc avait 18 ans et prenait une semaine de vacances en faisant en stop le tour de la Guadeloupe avec un copain. Nous étions donc allés ce dimanche-là sur la plage de Rocroy, au nord de Baillif, qui était notre plage usuelle, tranquille, avec un flot de mer tellement calme qu'il me permettait de nager jusqu'à plus de deux cents mètres du bord, ce qui est loin d’être dans mes habitudes. Nous nous étions installés sous une paillote (appelée là-bas carbet, si mes souvenirs sont bons) sous le toit de laquelle il y avait une table en bois et deux bancs ; nous venions d’arriver, il était à peine 8 h 30 du matin, car nous étions lève-tôt et voulions éviter la foule du dimanche qui venait déjeuner pour midi dans une ambiance de kermesse au demeurant fort sympathique avec transistors à tue-tête, camping-gaz et cocottes-minute, et boisson à gogo. Claire était enceinte de huit mois et je buvais des yeux sa superbe rotondité, quand elle me dit :
« Regarde ! Va vite leur dire de se rhabiller ! Les Guadeloupéens n’aiment pas beaucoup ce nudisme sauvage... »
Elle avait aperçu deux jeunes hommes bien découplés qui sortaient de la mer dans leur plus simple appareil, parodiant au masculin les tableaux représentant la naissance de Vénus. Je me suis précipité vers ces deux Apollons, qui ne se cachaient pas le moins du monde, pour leur expliquer qu’on ne pouvait faire ça ici que sur des plages spécialisées. Ils sont donc allés enfiler leur maillot de bain, ont apporté leurs sacs à dos et se sont installés sous notre carbet. C’était Marc et son camarade Michel. Au moment de repartir, Claire leur proposa de venir dormir à la maison et leur dit qu’elle les emmènerait le lendemain jusqu’au parking de la Soufrière, tandis que je partirai travailler.
Notre amitié débuta ainsi. La Soufrière faillit d'ailleurs se terminer mal pour Michel ; pris au sommet dans le nuage qui cachait toute visibilité, ils trouvèrent un vague sentier de descente, mais qui malheureusement ne les menait pas vers l’Ouest (Saint-Claude) mais vers l’est (Capesterre-Belle-Eau). Dans la descente assez raide, Michel se tordit le pied, ils perdirent beaucoup de temps à cause de la douleur, et il faisait nuit quand ils arrivèrent à la route. J’étais rentré du boulot et, très inquiet, je m’apprêtais à signaler vers 20 h leur disparition à la gendarmerie voisine, quand ils frappèrent à la porte. Ils avaient trouvé quelqu’un qui les avait ramenés, un peu déconfits. Le temps que son pied se rétablisse, ils restèrent deux nuits de plus chez nous, Claire les amena le mercredi suivant à l’embarcadère du ferry vers les îlots des Saintes. Puis ils disparurent de notre vie.
Mais à chaque fin d’année, nous leur avons envoyé nos vœux avec quelques photos de la famille qui s’agrandissait. Seul Marc a donné suite. Nous apprîmes quelques années plus tard qu’il était devenu officier de marine marchande (cargos) et sillonnait l’Atlantique, la Méditerranée, le Pacifique et l’Océan Indien, il nous envoyait des cartes postales de ses escales. Au début des années 90, l’automatisation de ces navires entraîna des suppressions de poste, sans parler, après la chute du Mur de Berlin, de la concurrence des officiers issus de l’Europe de l’Est et qui coûtaient deux ou trois fois moins cher aux compagnies. Marc se retrouva au chômage, il trouva pendant un temps une embauche pour commander pendant la saison d’été les petits navires de croisière sur le lac Memphrémagog, en Estrie, à la frontière des USA. C’est à ce moment que je le revis lors de mon voyage d’études au Québec en octobre 1994, pendant l’été indien, et que je renouai une solide amitié ; je fus convié à un brunch fantastique au bord d’un lac pour fêter les 65 ans de son père. Il vint en France en juin 1999, où je lui avais organisé son séjour, une semaine chez nous à Poitiers (je lui ai prêté un vélo), une semaine à l’île de Ré (malheureusement déserte) et une semaine à Paris où je le rejoignis pour l’accompagner à Roissy.
Par la suite, il avait trouvé à s’embaucher au port de Montréal pour diriger les manœuvres de chargement-déchargement. Il s’était mis en ménage avec Debbie, m’envoyait régulièrement des photos par mails, et bien sûr, en 2009, après la mort de Claire, comme Yvon en Guadeloupe et Marcin en Pologne, il m’avait invité au Québec. Ça n’a malheureusement pas pu se faire.
Comme l’écrit Sénèque, dans sa Consolation à Marcia, "On ôte un peu de leur violence aux maux présents quand on les a vus venir". Là, je n’ai rien vu venir, il était si jeune, j’aurais pu être son père. Et d’ailleurs, dans une certaine mesure, je crois que c’est ce qu’il recherchait en moi. Il avait approuvé mes voyages en cargo, bien sûr, et aurait souhaité que je fasse Le Havre-Montréal par ce moyen.

Adieu, Marc Paulin, je t’aimais beaucoup.

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