Je
pense souvent à la mort, qui le fait aujourd’hui ? Personne n’y
pense. On se laisse surprendre par elle comme par une collision
ferroviaire ou toute autre catastrophe imprévue.
(Erich
Kästner, Vers l’abîme,
trad. Corinna Gepner, A. Carrière, 2016)
Parmi les nombreux décès de ce début d’année (je pense à ce cher
Tomi Ungerer, dont j’ai dû lire à haute voix Les Trois
brigands au moins cent fois à
mes deux enfants), il en est un qui me touche de plus près.
Le
dernière fois que je suis allé voir Jeanne Condamin à Poitiers,
c’était quelques jours
avant Noël dernier. Jeanne m’a
reçu comme d’habitude avec son sourire bienveillant, sa voix
douce. Elle était très diminuée, ce que je savais, car elle était, comme
mon frère en sa fin de vie, sous oxygène en permanence. Elle atteignait sa quatre-vingt-onzième année. Nous avons papoté plus d’une
heure, je lui ai ensuite envoyé ma carte de vœux annuelle et j’ai
eu la joie de recevoir en janvier sa longue réponse, sous la forme
d’une carte dont j’extrais les phrases suivantes :
« Je
suis sûre que votre périple familial qui vous a menés des Landes à
Lyon, via Brocas, Toulouse et autres lieux, a été plein de joie
pour vous et de ces petits bonheurs reçus avec reconnaissance. […]
Mon frère Georges est rentré à Vaux-sur-Mer Royan après trois
bonnes semaines chez ses enfants qu’il a vus ensemble ou
successivement. Il est rentré pour l’anniversaire du décès de sa
femme. Il fait face, je me suis beaucoup réjouie pour lui, qu’il
puisse être entouré ainsi. […] nous sommes une famille très unie
et j’en rends grâce à Dieu. Je vous embrasse. Jeanne. »
des fleurs pour Jeanne qui les aimait autant que les livres
J’ai
connu Jeanne à mon arrivée à Poitiers, où elle achevait sa
carrière à la direction de la Bibliothèque municipale. Elle
avait contribué dans les années 80 à la création de l’association
D’un livre l’autre
qui anime la Bibliothèque de la prison de Poitiers (le Centre
pénitentiaire de Vivonne aujourd’hui) ; j’ai adhéré rapidement
à D’un livre l’autre
et participé bientôt à ses activités, notamment en me rendant aux
rencontres avec des écrivains, puis en donnant de ma personne pour
les lectures à haute voix que nous faisions en duo avec Lise B. Je
revoyais régulièrement Jeanne à l’Assemblée générale de D’un
livre l’autre, mais nous
n’étions pas encore vraiment amis.
Il
a fallu le décès de mon frère Bernard en 2003 pour que, poussé
par Claire qui proposa de m’y accompagner, je retourne assez
régulièrement au Temple de Poitiers et recouvre mon identité protestante (je
ne pratiquais plus depuis quarante ans), et découvre avec une
stupéfaction mêlée de joie que Jeanne était non seulement
protestante, mais fille et sœur de pasteurs. Ce qui expliquait à la
fois son sérieux et sa rigueur (nous ne nous sommes jamais tutoyés),
mais aussi sa bienveillance et sa joie intérieure. Elle nous aida beaucoup à nous intégrer à la paroisse. Une amitié
naquit qui prit de l'ampleur pendant la maladie de Claire quand elle me
proposa de venir de temps en temps à la maison me remplacer pour
que je "m’aère"... Un après-midi de temps en temps (une à deux fois par mois), elle arrivait
à 14 h et, comprenant l’état difficile de Claire, lui demandait
de choisir un disque. Jeanne le mettait en route pas trop fort, et
demeurait silencieuse à son côté
en lui tenant la main, disant quelques mots de temps en temps.
En
juillet 2006, nous l’invitâmes à se joindre à nous sur les bords
du Clain pour fêter l’anniversaire de Lucile. Il y faisait une
douce et lumineuse chaleur, et ce fut un moment presque magique.
Pendant l’hiver 2008-2009, quand la dégradation de l’état de
santé de Claire avait fait largement déserter notre maison, elle
fut une des rares fidèles à continuer à venir quasiment chaque semaine. Pour Claire et pour
moi, ce don de soi, cet amour du prochain, cette gentillesse, cette
grâce, étaient semblables à celles de ma belle-sœur Anne qui
venait tous les mois passer un week-end de trois jours pour me
permettre de « souffler ».
À
mon tour, j’ai essayé de rendre la pareille à Jeanne, que je
visitais souvent à Poitiers, puisqu’après mon déménagement, je
n’avais que le Boulevard à traverser pour lui rendre visite. Je la
voyais moins depuis que j’habitais à Bordeaux, mais tout de même je
ne l’oubliais pas et, quand c’était possible, nous nous revoyions chez elle deux ou trois fois par an. Comme ma mère, elle avait été
tuberculeuse dans sa naissance et avait un poumon affaibli. Mais elle
a tenu bon, affermie sans doute par sa foi, elle qui allait
régulièrement aux Assemblées du Désert du Mas Soubeyran qui
ont lieu chaque année en septembre pour commémorer le souvenir des martyrs
protestants après la Révocation de l'édit de Nantes.
Une
petite anecdote qui m’avait réjouie : un de nos collègues de
la Bibliothèque annexe des Trois cités m’a raconté que lors de
l’emménagement de l’annexe, de l’ancien local provisoire au
nouveau, distant d’une centaine de mètres, Jeanne Condamin,
pourtant directrice générale, non seulement avait proposé aux
employés d’organiser une chaîne humaine pour déménager les
livres de l’un à l’autre, mais y avait participé elle-même, habillée d'une blouse de travail. Ce
qui la mit encore plus haut dans mon estime et mon amitié, tant j’ai
connu beaucoup de conservateurs de bibliothèque arrogants et sûrs
d’eux, parfois incapables de saluer leurs subalternes, et souvent
les méprisant du haut de leur élitisme mal compris !
Une
autre anecdote qu’on m’a rapportée pendant les obsèques :
Jeanne avait dit qu’elle attendait de revoir son frère avant de
mourir. Il est venu le lundi 4 février, elle est morte deux heures
après. Ce qui m’a rappelé que Claire avait attendu le passage du
pasteur, venu lui apporter quelques paroles de réconfort, avant de
s’éteindre.
Adieu,
Jeanne, ou plutôt au revoir, pour l’éternité...
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