mardi 29 septembre 2015

29 septembre 2015 : Annie Ernaux 2


Et je me souviens de ces lectures qu’elle [ma mère] a favorisées comme d’une ouverture sur le monde.
(Annie Ernaux, La femme gelée, Gallimard, 1981)


Sur ma lancée, j'ai continué par La honte (paru en 1997), que j'avais déjà lu. Encore un livre exceptionnel, où elle explore les mécanismes des différences sociales, et de la honte qui peut naître quand on découvre qu'on est du monde d'en bas, d'en-dessous : "Je vivais à douze ans dans les codes et les règles de ce monde, sans pouvoir en soupçonner d'autres." Avec le poids effarant de la religion, dans cette Normandie profonde des années 40 et 50 : "La religion était la forme de mon existence. Croire et l'obligation de croire ne se distinguaient pas." Oserais-je écrire qu'aujourd'hui, ce poids effarant a été transféré sur la télévision, qui forme et déforme l'existence de tout un chacun, et internet ou le téléphone mobile, qui sont devenus l'alpha et l'oméga de notre nouvelle nature ?
 
L'événement est aussi un livre exceptionnel, où elle raconte son avortement de 1963 (vingt-six ans après Les armoires vides, elle éprouve le besoin de revenir dessus), époque où c'était un crime ! Elle voit ça comme un des drames liés à son milieu social d'origine : "Première à faire des études supérieures dans une famille d'ouvriers et de petits commerçants, j'avais échappé à l'usine et au comptoir. Mais ni le bac ni la licence de lettres n'avaient réussi à détourner la fatalité de la transmission d'une pauvreté dont la fille enceinte était, au même titre que l'alcoolique, l'emblème. J'étais rattrapée par le cul et ce qui poussait en moi c'était, d'une certaine manière, l'échec social." Eh oui, car le fait est qu'à l'époque, les filles de la bourgeoisie pouvaient aller avorter en Suisse ou en Angleterre sans grosses difficultés : il suffisait d'avoir de l'argent et de connaître les réseaux !
 
Par ailleurs, ça lui semble important de témoigner, et ici, on n'est plus dans le roman, mais dans une sorte de constat existentialiste : "D'avoir vécu une chose, qu'elle qu'elle soit, donne le droit imprescriptible de l'écrire. Il n'y a pas de vérité inférieure. Et si je ne vais pas au bout de la relation de cette expérience, je contribue à obscurcir la réalité des femmes et je me range du côté de la domination masculine du monde." Elle profite de l'occasion pour nous rapprocher de l'actualité et faire un audacieux rapprochement entre les passeurs de migrants et les avorteuses, ce qui paraît surprenant, mais assez pertinent : "rien n'arrête les Kosovars, non plus que tous les migrants des pays pauvres : ils n'ont pas d'autre voie de salut. On pourchasse les passeurs, on déplore leur existence comme autrefois celles des avorteuses. On ne met pas en cause les lois et l'ordre mondial qui l'induisent. Et il doit bien y avoir, parmi les passeurs d'immigrés, comme autrefois parmi les passeuses d'enfants, de plus réguliers que d'autres." Et cela mérite d'être souligné aujourd'hui, en 2015, où l'on crie haro sur les trafiquants de migrants, mais sans analyser les causes mondiales ni l'ordre capitaliste qui l'induisent.
Quant à La femme gelée, sans doute le premier livre d’elle que j’ai lu, au début des années 80 (il date de 1981), c'est un roman. C'est un étonnant portrait de femme, vraisemblablement très autobiographique, où elle remonte à l’enfance et dresse des portraits inoubliables de sa mère (qui était l’homme de la maison) et de son père, doux et rêveur. Portrait sociologique aussi d’une classe sociale où le ménage compte peu pour beaucoup de femmes : "La poussière, le rangement, elles s’en battaient l’œil, s’excusaient tout de même, pour la forme, « faites pas attention à la maison », disaient-elles." Où surtout les familles nombreuses pullulaient : "Pas besoin d’un dessin pour savoir très tôt que les gosses, les poulots comme tout le monde disait autour de moi, c’était la vraie débine, la catastrophe absolue."
 
Pour s'en sortir, il y a les études, où ses parents vont la pousser et la faveur qu’ont eue très rapidement les livres : l'héroïne (mais on devine qu'il s'agit de la petite Annie) lit Autant en emporte le vent à neuf ans, avec délectation, elle y découvre les horreurs de l’accouchement. Devenue jeune femme, elle se met en ménage, et elle découvre aussi la vie de couple et les rôles des genres (comme on dit aujourd'hui avec raison) : pour la voiture, par exemple, "Bien sûr, c'est lui qui conduit, un détail, tu tiens vraiment à prendre le volant, il me cède comme si c'était un caprice ridicule de gamine butée" ; et à la cuisine, alors qu'elle espérait un partage des tâches – tous deux étant étudiants : "Elle avait démarré, la différence. Par la dînette. Le restaurant universitaire fermait l'été. Midi et soir, je suis seule devant les casseroles" ; elle finit par se demander si tout ça est normal : "À la fac, en octobre, j'essaie de savoir comment elles font les filles mariées, celles qui, même, ont un enfant. Quelle pudeur, quel mystère, « pas commode » elles disent seulement, mais avec un air de fierté, comme si c'était glorieux d'être submergée d'occupations."
Et quand le mari a trouvé du boulot, elle, bien sûr, prise entre les courses, la vaisselle, le bébé, entre ménage et déjeuner, elle échoue au CAPES, ce qui n'empêche pas qu'elle doive assurer un "ordre où il valait mieux aussi que la table soit mise, l'épouse accueillante, le repos du chef, sa détente, et il repartira requinqué à deux heures moins le quart pour rebosser." Tout est dit sans aucune méchanceté, comme un simple constat. Je n'ai pourtant jamais lu un réquisitoire aussi implacable contre la société qui impose au couple une place subalterne à l'une et privilégiée à l'autre. Et je pense à ma mère et aux femmes de son époque : elles ont tellement subi cet ordre de choses que je comprends les femmes d'aujourd'hui de vouloir vivre autrement. Et au passage, on peut lire une dénonciation savoureuse autant que terrible du fameux livre J'élève mon enfant...
On peut voir La femme gelée comme une application romanesque (quoique vraisemblablement très autobiographique) du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Impressionnant de justesse et de vérité, ce livre, au dire d'Annie Ernaux, n'a plu ni au MLF de l'époque, ni, évidemment aux magazines féminins, du type Elle. Trop concret, et par là-même trop violent, trop proche de la vie réelle, vraisemblablement. Trente ans après, on le reçoit toujours comme une onde de choc ! Ah, cette double vie des femmes, avec ce verbe-clé : s'organiser... "Organiser, le beau verbe à l'usage des femmes, tous les magazines regorgent de conseils, gagnez du temps, faites ci et ça, ma belle-mère, si j'étais vous pour aller plus vite, des trucs en réalité pour se farcir le plus de boulots possible en un minimum de temps sans douleur ni déprime parce que ça gênerait les autres autour." À lire les magazines d'aujourd'hui, on se dit pourtant que La femme gelée aura été un coup d'épée dans l'eau, tant on pourrait refaire le même constat.
Puis j'ai continué par La place, le magnifique livre qu'Annie Ernaux a consacré à son père ; je l'avais déjà lu. Il y a peu de portraits des pères dans la littérature. Et là, cette fois, elle ne se masque plus sous l'apparence d'un roman. C'est assez étonnant, quand on lit ses différents livres à la suite, on est bien dans la lecture d'une vie, d'une classe sociale et d'un déclassement, vers le haut : "transfuge de classe", écrit-elle. Elle a souhaité ici "écrire au sujet de mon père, sa vie, et cette distance venue à l'adolescence entre lui et moi. Une distance de classe, mais particulière, qui n'a pas de nom. Comme de l'amour séparé." Et un peu plus loin, cette constatation (que nous avons pu faire aussi dans ma famille au sujet de notre grand-mère et de nos parents) : "Peut-être sa plus grande fierté, ou même, la justification de son existence : que j'appartienne au monde qui l'avait dédaigné."
 
Dans Écrire la vie, sont réunis aussi les courts textes publiés par Annie Ernaux dans des revues ou journaux ; je suis frappé, comme d'habitude, par son souci de parler du concret et non pas de l'être humain en général ; je retiens en particulier cette belle phrase qu'elle écrivit en hommage à Pierre Bourdieu, après sa mort : "substituer, par exemple, à « milieux, gens modestes » et « couches supérieures » les termes de « dominés » et « dominants », c'est changer tout : à la place d'une expression euphémisée et quasi naturelle des hiérarchies, c'est faire apparaître la réalité objective des rapports sociaux". D'une certaine manière, on peut dire qu'elle a montré sur le plan littéraire les phénomènes que Bourdieu, qu'elle admirait, avait analysés en sociologue. Et elle ajoute dans ce même article : "Il m'est arrivé de comparer l'effet de ma première lecture de Bourdieu à celle du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir : l'irruption d'une prise de conscience sans retour, ici sur la condition des femmes, là sur la structure du monde social."
Cette prise de conscience parcourt tous les écrits d'Annie Ernaux, aussi bien souterrainement qu'en surface, ce qui lui permet, dans un autre article, de fustiger certains intellectuels, après la chute du mur de Berlin : "Les milieux intellectuels s'affligent de ce qu'ils appellent pour les autres « course aux biens de consommation » avec un mépris condescendant, comme s'ils s'en excluaient, comme s'ils n'avaient pas eux-mêmes une auto, une chaîne hi-fi, voire un ordinateur." En tant que femme issue du milieu dominé, Annie Ernaux part toujours de son vécu, et refuse les jugements abrupts des dominants : "Pour l'avoir vécu, je sais que désirer autre chose que les choses est un luxe."
Relisons Annie Ernaux.

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