Les
officiers, tour à tour, jettent un coup d’œil à la table des
passagers. Qui sont-ils ? Quel bougre de désir bizarre les a
saisis, les a réunis ? Des idées de terrien ?
(Bernard
Mathieu,
Cargo,
J. Losfeld, 2005)
Me
voilà en pleins préparatifs. À vrai dire, ce voyage est dans ma
tête depuis déjà un an, puisqu'il a été repoussé, la
proposition précédente qui m'avait été faite, de partir en avril
et revenir en juillet, me semblait inadéquate. Je serais tombé dans
l'automne néo-zélandais, par exemple, leur mois de mai
correspondant à notre novembre. En tout cas, j'en rêve, et dors
donc moyennement bien depuis quelques semaines.
Mais
effectivement, mon désir de voyager de cette façon est bizarre.
Officiers, techniciens et matelots s'interrogent sur nous. Jean-Paul
Léger, ex-officier
de marine marchande, dans son livre de souvenirs,
Au
gré des ondes : par-delà les océans
(La
Découvrance, 2009), écrit,
en parlant des passagers : "Ils
ont bien du mérite tous ces gens qui viennent se mesurer à l'océan
sans y être obligés".
Je ne suis pas sûr qu'on puisse parler de mérite, mais de bizarrerie,
oui. Eux voyagent sur la mer parce que c'est leur métier, et leur
seule envie, c'est retrouver la terre. Il leur est difficile de
comprendre que, pour nous, passagers au long cours, notre seule
envie, c'est d'être sur la mer ; la terre, on connaît !
Jean-Paul
Léger, qui voyageait dans les années 60-70, dresse d'ailleurs un
tableau semi-apocalyptique
des cargos de l'époque, dont beaucoup étaient des déclassés de la
marine de guerre américaine. Les rats semblaient pulluler à bord,
les tempêtes étaient effrayantes (j'ai quand même connu Xynthia en
2010, voir
ma page du 23 mars 2010, intitulée cargo,
et la photo des vagues qui montent au-dessus des conteneurs), car la météo marine moins fiable
qu'aujourd'hui, la
bouffe parfois exécrable, les escales beaucoup plus longues, car chargement et
déchargement étaient quasi manuels ! Pourtant il en garde de
bons souvenirs : pour lui, "
la
mer était une personne vivante tantôt compatissante et empathique,
tantôt cruelle, effrayante et sans pitié".
Personnellement,
je n'ai jamais eu à me plaindre de la nourriture, certes moyenne en
qualité, mais tout à fait nourrissante. Je n'ai jamais aperçu le
moindre rat (à peine des blattes aux abords de la cuisine). Et la
mer n'a pas eu trop de cruauté ! On va voir ce que ça donnera
dans le Pacifique, si nous avons à affronter une tempête
tropicale... Pour moi, l'important est d'être totalement dépaysé,
pétri de curiosité, en me mêlant à la vie de ces marins, qui m'ont
tant fait rêver quand j'étais gamin ou quand je lisais Jules Verne,
Herman Melville et Joseph Conrad, et dont les origines sont si
lointaines (Philippins, Européens de l'Est), en étant déconnecté
(et au sens propre, plus de télé, plus de radio, plus de journaux,
plus d'internet !) de la vie de tous les jours. Un vrai voyage, en
somme.
Virginia
Woolf, dans un des essais parus dans Sur
les inconvénients de ne pas parler français
(trad. Christine Le Boeuf, L'Escampette, 2014) nous dit : "Il
y a des gens qui, en voyage, s'emmitouflent, silencieux et
soupçonneux, « se défendant de la contagion d'un air
inconnu ». Quand ils dînent, il leur faut les mêmes aliments
que chez eux. Chaque chose vue, chaque coutume est mauvaise, à moins
qu'elle ne ressemble à celles de leur village. Ils ne voyagent que
pour rentrer chez eux".
Partout
où je suis allé (sur terre aussi bien), j'ai toujours apprécié de
me frotter à ces
différences.
Quant
à être coupé du monde, je ne peux que souscrire à ce qu 'écrivait
Nicolas Bouvier, dans Le
vide et le plein : carnets du Japon, 1964-1970
(Gallimard, 2009) : "Et
d'ailleurs, quel besoin si urgent a-t-on d'être informé ? Pour
ce qu'on en fait, de l'information qu'on possède ! Mieux vaut
connaître dix choses et leurs rapports que dix mille choses
éparses".
mon prochain cargo
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