Comme
tant d'autres ils étaient censés représenter la République ;
en réalité, ils la mettaient dans leur poche.
(Louise
Michel, Le
claque-dents)
Il
faut vraiment travailler sur un auteur pour lire certains titres
devenus quasiment illisibles ; c'est le cas du roman de Louise
Michel, Le
claque-dents.
Je ne suis pas mécontent d'être allé jusqu'au bout, il ne fait que
280 pages, j'avoue redouter La
misère,
un autre de ses romans, qui fait 1200 pages et où j'imagine qu'elle
a voulu concurrencer Victor Hugo, son auteur favori et ses Misérables. Mais enfin, si
on veut écrire un papier sur Louise, il ne faut pas négliger ces
œuvres-là, même si notre intérêt se porte aujourd'hui principalement sur ses
Mémoires,
sur son récit épique de La
Commune,
et aussi sur ses poésies, sa correspondance et quelques textes
théoriques. Ses romans qui sont d'un feuilletonisme effréné –
et, de plus, d'un auteur qui ne se relisait jamais ! – dans
lesquels elle s'est efforcée de mettre en lumière ses idées
révolutionnaires et anarchistes, semblent la part la plus faible de
ses écrits. Il est sûr qu'elle ne s'est jamais prise pour un grand
écrivain. Un bon point pour elle.
Mais
si j'ai mis en exergue la phrase ci-dessus, c'est que nous manquons
aujourd'hui d'une pasionaria de cette qualité pour fustiger les
Cahuzac et autres fossoyeurs de la République. À la différence de
Louise Michel, je me faisais encore – à soixante-sept ans ! –
quelques illusions sur nos élus. Louise Michel ne s'en est (presque) jamais fait.
Dès la proclamation de la République, en 1870 (et elle n'était pas
encore anarchiste, elle va le devenir sur la bateau qui l'emmènera au
bagne en 1873, en Nouvelle Calédonie), elle pense qu'on a juste changé de
têtes (Thiers remplace Napoléon III : "Rien
n'était changé, puisque tous les rouages n'avaient que pris des
noms nouveaux, ils avaient un masque, c'était tout"),
mais que c'est toujours l'argent qui règne ; quelques années plus tard, en 1888,
elle écrivait encore : "Comme
il [Thiers] devait rire quand, après qu'il eût saigné la France au
cœur en égorgeant Paris [allusion aux 30 000 morts de la répression de la Commune de Paris], on l'appelait le libérateur du
territoire, parce qu'il avait versé l'argent des autres pour la
rançon de la guerre ! Comme il devait rire en faisant rebâtir,
aux mêmes frais, sa maison, pour la destruction de laquelle il avait
pris tant de vies et de libertés d'hommes !"
Eh oui, Monsieur Thiers a fait rebâtir sa demeure détruite par les
contribuables : nul doute qu'aujourd'hui, il aurait des comptes
en Suisse et autres paradis fiscaux !
Aussi
fut-elle parmi les premières à se lever pour conserver les canons
de Montmartre en mars 1871 : "Quelque
chose d'inattendu venait de se produire dans le monde. Pas un seul
membre des classes dirigeantes n'était là. Une révolution
éclatait, qui n'était représentée ni par un avocat, ni par un
député, ni par un journaliste, ni par un général."
Elle restera toujours convaincue que "le
pouvoir stérilise les meilleurs",
car il fait
"son œuvre éternelle, il la fera tant que la force soutiendra le
privilège."
Elle rappelait aussi : "peut-être
que si toutes les femmes avaient du cœur et du caractère, les
hommes seraient moins petits et la race humaine, vue de près,
inspirerait moins de dégoût."
Et
s'il y eut une femme de caractère, c'est bien elle ! Quand on
pense que lors de la récolte des Canaques en 1878, tous les
ex-Communards (espérant obtenir sans doute des remises de peine) se
levèrent contre eux, faisant front avec l'administration coloniale,
il fallut une femme, Louise Michel, pour sauver l'honneur de la
Commune en prenant fait et cause pour eux ("C'était
justement à l'époque de la révolte des tribus, et je passais près
des camarades pour être plus canaque que les canaques").
Dès son arrivée là-bas, elle s'est intéressée aux mœurs et
coutumes locales,
persuadée que ces peuples soi-disant primitifs (ça arrange bien les
colonisateurs, ça !) ne sont pas pires que nous et, de toute façon,
disait-elle : "j'espère,
dans mes excursions pour la Société de géographie, apprendre aux
Kanaks à nous égaler, ce qui ne sera pas aussi difficile qu'on le
croit. Cette race qui s'éteint, au lieu d'être broyée à coups de
canon et dépossédée, pourrait contracter des alliances avec la
nôtre, ce qui produirait une nation intelligente et forte, du moins
un peu plus que les nôtres qui sont lâches et bien bêtes."
Concernant
les classes dirigeantes, elle pouvait écrire à ses juges en 1872 :
"Messieurs,
Voici les vacances ; allez voir vos propriétés, les blés
doivent être beaux, cette année, le sang humain les a fumés.
Chassez bien, Messieurs, la poudre ne vous coûte pas cher, et c'est
un jeu de princes. Le gibier et les fils du peuple, tout cela est bon
à tuer."
Quelques années plus tard, après son retour, elle fustige encore
nos canonnières : "Le
gouvernement n'a plus d'abattoirs à Paris, comme en 1871, mais il
les a à Madagascar et au Tonkin."
Rappelons qu'il y avait alors l'union sacrée autour de la mission
civilisatrice de la France (à coups de canon !). De même elle
se rapprochera en Nouvelle-Calédonie des Kabyles exilés à la suite
de la grande insurrection de 1871 en Algérie, dont la répression
fut féroce : "je
me demandais : quel est l'être supérieur, de celui qui
s'assimile à travers mille difficultés des connaissances étrangères
à sa race, ou de celui qui, bien armé, anéantit ceux qui ne le
sont pas ?"
Et
son amour pour les animaux (elle rapportera de Nouméa ses chats et
des oiseaux !) : "Au
fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu'il me
souvienne l'horreur des tortures infligées aux bêtes."
Et sa défense des femmes ("Esclave
est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire") :
"Au
Droit des femmes [il s'agissait d'une société féministe], comme
partout où les plus avancés d'entre les hommes applaudissent aux
idées d'égalité des sexes, je pus remarquer, comme je l'avais
toujours vu avant et comme je le vis toujours après, que malgré eux
et par la force de la coutume et des vieux préjugés, les hommes
auraient toujours l'air de nous aider, mais se contenteraient d'avoir
toujours l'air. Prenons donc notre place sans la mendier."
Louise
Michel, tu nous manques ! Je sais que, si tu étais là, tu ne
briguerais aucune place de pouvoir, toi qui écrivais : "Qui
écrira les crimes du pouvoir et la façon monstrueuse dont il
transforme les hommes..."
ou : "Ô
mes amis, que nul d'entre vous après la victoire du peuple ne soit
assez fou pour songer à un pouvoir quelconque"
(là, elle s'illusionnait).
On a toujours besoin des revendications sur la culture pour tous que
tu réclamais avec insistance, toi, institutrice, qui es allée
jusqu'à instruire les kanaks et relever leur vocabulaire pour
réaliser un petit lexique : "Allons,
allons, l'art pour tous, la science pour tous, le pain pour tous,
l'ignorance n'a-t-elle pas fait assez de mal, et le privilège du
savoir n'est-il pas plus terrible que celui de l'or ? Les arts
font partie des revendications humaines, il les faut à tous ;
et alors seulement le troupeau humain sera la race humaine."
Ce fut écrit il y a plus de cent ans, qui parmi nos intellectuels
l'écrit encore aujourd'hui, où les nantis se réservent jalousement
pour eux, leurs familles et leur progéniture, la culture et les
prébendes qui l'accompagnent ?
Quant
à l'ordre établi, on ferait toujours bien de la relire : "on
entend par l'ordre le droit d'assommer les gens qui prétendent que
les abeilles ne doivent pas travailler éternellement pour les
frelons."
Hélas, nous sommes toujours environnés de frelons, particulièrement
chez les financiers (les fameux traders !) et les hommes politiques à leurs bottes.
Louise,
je ne regrette pas d'avoir passé trois mois à te lire.
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