mercredi 10 avril 2013

10 avril 2013 : pouvoir et devoir


Au fond, vois-tu, je suis heureux, car je ne me souviens bien que des temps heureux. Le reste, ma mémoire l'a rejeté.
(Jean Malrieu, Lettre à Pierre Dhainaut, 15 avril 1969)



Le film sur Angela Davis – bon Dieu, qu'elle est belle ! – m'a ramené à cet heureux temps du début des années 70, où tout semblait possible. J'étais jeune alors, plein d'allant et d'illusions ; je croyais que le vieux monde était en train de craquer de partout. Mon ami américain, John, me convainquait que tout allait changer, que la libération d'Angela en était un signe. Hélas, le coup d'état au Chili, un an plus tard, qui effondra John (car il y voyait – à juste titre – la main de la CIA, c'est-à-dire de son pays), nous montrait combien le capitalisme avait la peau dure, combien le pouvoir financier, assis sur le commerce des armes, triompherait. C'est fait et ce, partout dans le monde. On peut même comme à Chypre – et peut-être bientôt chez nous – rogner sur l'épargne durement acquise des populations. Et si on râle, hop, les canons à incendie, en attendant les tirs à balle réelle : voir la Grèce.
Et pourtant, j'aurais pu penser qu'il y avait derrière tout ça le pouvoir. J'avais alors une directrice, Isabelle B., surnommée le « dragon vert » (elle était toujours vêtue de vert), qui ne laissait aucune initiative à ses subordonnés. Assez curieusement dans ma vie, je n'ai eu que des directrices (Angers, Amiens, Poitiers), si j'excepte mon passage à la Direction régionale des affaires culturelles, où le directeur était un homme ; je fus directeur aussi (Auch, Basse-Terre, Poitiers). Mais je n'avais pas le goût du pouvoir. Je ne tentais pas d'asseoir ma carrière à partir de mes directions, et grandes furent les surprises des directrices d'Amiens, puis de Poitiers, en me voyant redevenir simple conservateur après avoir été directeur. Ça leur en bouchait un coin (« il n'a pas d'ambition, c'est un pauvre type ! » devaient-elles penser) : il allait de soi que pour faire carrière, il fallait commencer par une petite direction (Auch, j'avais au début quatre employés sous mes ordres), puis passer à une plus grande (Basse-Terre, j'en avais une bonne vingtaine) et ensuite une encore plus grande (à la Bibliothèque universitaire d'Amiens, nous étions une quarantaine, à celle de Poitiers, près de quatre-vingt). Mais je n'avais aucunement l'intention de faire carrière, mais de faire mon métier, et du mieux que je pouvais. Surtout sur le plan humain. Tant pis si je n'ai pas atteint le plus haut grade ! Mais j'ai toujours été content de faire ce que je faisais, même au milieu des difficultés et des tracasseries.
Quand je vois nos Cahuzac et Cie investir la députation – et, bien sûr, dans l'idée d'y faire carrière (pour suivre les paroles de Sébastien Faure, écrites il y a plus d'un siècle, ce sont "des intrigants et des ambitieux investis d'un mandat par la candeur populaire") – et se croyant tout permis, je me dis quand même qu'il y a un problème avec le pouvoir. D'abord, pourquoi est-ce qu'ils ont le droit de se présenter ad aeternam, j'allais dire ad nauseam ? Deux mandats successifs et uniques (douze ans, c'est déjà bien long) devraient être le maximum, après quoi ils devraient retourner à leur vrai boulot, ne serait-ce que pour se rendre compte des difficultés des gens ! On voit bien qu'au bout d'un moment ils sont complètement déconnectés de la réalité, ne savent plus (s'ils l'ont jamais su) ce que c'est que prendre le métro ou le bus, acheter son pain, payer un loyer, faire ses courses et son ménage, savoir le prix des choses, etc. Ils sont servis par une nuée de conseillers, assistants, financiers, faiseurs de discours, domestiques, cuisiniers, chauffeurs, et en fin de compte asservis, puisqu'ils ne savent plus rien faire par eux-mêmes. Ils ne connaissent plus leur seul vrai droit, qui est celui de faire son devoir, et quel devoir, celui de servir la collectivité – et non pas eux-mêmes, que je sache !
Faire son devoir, ceci est valable pour tout individu, et c'est bien ainsi que j'ai essayé de gérer ma propre vie. "Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir", nous disait Rousseau dans Du Contrat social. Nos gouvernants l'oublient trop souvent. D'ailleurs, on ne peut obéir à la loi ou à une discipline que si chacun pouvait aussi exercer le pouvoir : voilà qui donnerait du sens à ce contrat passé avec nos élus. Résultat : comme la majorité des gens n'ont aucun pouvoir, ni l'espérance de jamais en avoir, chacun se rattrape comme il peut. L'un bat sa femme ou l'une maltraite son homme (pouvoir machiste ou féministe), beaucoup violentent plus faible que soi (les enfants par exemple, mais aussi les minorités de toutes sortes), on triche à son petit niveau (tout le monde ne peut pas envoyer des millions en catimini à Singapour), on obéit aveuglément, même à des ordres imbéciles, scandaleux ou ignobles (les petits chefaillons des camps de la mort par exemple), bref, chacun crée un peu de malheur autour de lui.
Voilà qui ne rend pas très heureux. Heureusement que, comme Jean Malrieu, j'ai l'extraordinaire capacité d'oublier tout ce qui fut terrible dans ma vie et de ne me souvenir que des moments heureux... Le sourire de Claire, par exemple, très voisin de celui d'Angela Davis !

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