Au
fond, vois-tu, je suis heureux, car je ne me souviens bien que des
temps heureux. Le reste, ma mémoire l'a rejeté.
(Jean
Malrieu, Lettre à Pierre Dhainaut, 15 avril 1969)
Le
film sur Angela Davis – bon Dieu, qu'elle est belle ! –
m'a ramené à cet heureux temps du début des années 70, où tout
semblait possible. J'étais jeune alors, plein d'allant et
d'illusions ; je croyais que le vieux monde était en train de
craquer de partout. Mon ami américain, John, me convainquait que
tout allait changer, que la libération d'Angela en était un signe.
Hélas, le coup d'état au Chili, un an plus tard, qui effondra John
(car il y voyait – à juste titre – la main de la CIA,
c'est-à-dire de son pays), nous montrait combien le capitalisme
avait la peau dure, combien le pouvoir financier, assis sur le
commerce des armes, triompherait. C'est fait et ce, partout dans le
monde. On peut même comme à Chypre – et peut-être bientôt chez
nous – rogner sur l'épargne durement acquise des populations. Et
si on râle, hop, les canons à incendie, en attendant les tirs à
balle réelle : voir la Grèce.
Et
pourtant, j'aurais pu penser qu'il y avait derrière tout ça le
pouvoir. J'avais alors une directrice, Isabelle B., surnommée le
« dragon vert » (elle était toujours vêtue de vert),
qui ne laissait aucune initiative à ses subordonnés. Assez
curieusement dans ma vie, je n'ai eu que des directrices (Angers,
Amiens, Poitiers), si j'excepte mon passage à la Direction régionale
des affaires culturelles, où le directeur était un homme ; je
fus directeur aussi (Auch, Basse-Terre, Poitiers). Mais je n'avais
pas le goût du pouvoir. Je ne tentais pas d'asseoir ma carrière à
partir de mes directions, et grandes furent les surprises des
directrices d'Amiens, puis de Poitiers, en me voyant redevenir simple
conservateur après avoir été directeur. Ça leur en bouchait un
coin (« il n'a pas d'ambition, c'est un pauvre type ! »
devaient-elles penser) : il allait de soi que pour faire
carrière, il fallait commencer par une petite direction (Auch,
j'avais au début quatre employés sous mes ordres), puis passer à
une plus grande (Basse-Terre, j'en avais une bonne vingtaine) et
ensuite une encore plus grande (à la Bibliothèque universitaire
d'Amiens, nous étions une quarantaine, à celle de Poitiers, près
de quatre-vingt). Mais je n'avais aucunement l'intention de faire
carrière, mais de faire mon métier, et du mieux que je pouvais.
Surtout sur le plan humain. Tant pis si je n'ai pas atteint le plus
haut grade ! Mais j'ai toujours été content de faire ce que je
faisais, même au milieu des difficultés et des tracasseries.
Quand
je vois nos Cahuzac et Cie investir la députation – et, bien sûr,
dans l'idée d'y faire carrière (pour suivre les paroles de
Sébastien Faure, écrites il y a plus d'un siècle, ce sont "des
intrigants et des ambitieux investis d'un mandat par la candeur
populaire")
–
et se croyant tout permis, je me dis quand même qu'il y a un
problème avec le pouvoir. D'abord, pourquoi est-ce qu'ils ont le
droit de se présenter ad aeternam, j'allais dire ad nauseam ?
Deux mandats successifs et uniques (douze ans, c'est déjà bien
long) devraient être le maximum, après quoi ils devraient retourner
à leur vrai boulot, ne serait-ce que pour se rendre compte des
difficultés des gens ! On voit bien qu'au bout d'un moment ils
sont complètement déconnectés de la réalité, ne savent plus
(s'ils l'ont jamais su) ce que c'est que prendre le métro ou le bus,
acheter son pain, payer un loyer, faire ses courses et son ménage,
savoir le prix des choses, etc. Ils sont servis par une nuée de
conseillers, assistants, financiers, faiseurs de discours, domestiques,
cuisiniers, chauffeurs, et en fin de compte asservis, puisqu'ils ne savent plus rien faire par eux-mêmes. Ils ne
connaissent plus leur seul vrai droit, qui est celui de faire son
devoir, et quel devoir, celui de servir la collectivité – et non
pas eux-mêmes, que je sache !
Faire
son devoir, ceci est valable pour tout individu, et c'est bien ainsi
que j'ai essayé de gérer ma propre vie. "Le
plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître,
s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir",
nous disait Rousseau dans Du
Contrat social.
Nos gouvernants l'oublient trop souvent. D'ailleurs, on ne peut obéir
à la loi ou à une discipline que si chacun pouvait aussi exercer le
pouvoir : voilà qui donnerait du sens à ce contrat passé avec
nos élus. Résultat : comme la majorité des gens n'ont aucun
pouvoir, ni l'espérance de jamais en avoir, chacun se rattrape comme
il peut. L'un bat sa femme ou l'une maltraite son homme (pouvoir machiste
ou féministe), beaucoup violentent plus faible que soi (les enfants
par exemple, mais aussi les minorités de toutes sortes), on triche à
son petit niveau (tout le monde ne peut pas envoyer des millions en
catimini à Singapour), on obéit aveuglément, même à des ordres
imbéciles, scandaleux ou ignobles (les petits chefaillons des camps
de la mort par exemple), bref, chacun crée un peu de malheur autour
de lui.
Voilà
qui ne rend pas très heureux. Heureusement que, comme Jean Malrieu,
j'ai l'extraordinaire capacité d'oublier tout ce qui fut terrible
dans ma vie et de ne me souvenir que des moments heureux... Le sourire de Claire, par exemple, très voisin de celui d'Angela Davis !
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