Comment
avancer si nous ne croyons plus à l'impossible ? Comment nous
construire si nous n'osons plus être inutiles, crier dans le vide,
semer sur des macadams ?
(Blanche
de Richemont, Éloge du
désir)
Ce
que m'a appris la poésie et, d'une façon plus générale la
littérature et l'art, c'est de croire à l'impossible. Je savais
sans doute dès l'adolescence – et peut-être même dès mon enfance –
que ma vie serait la réalisation de beaucoup d'impossibles. C'est
tous ces impossibles-là qui font une vie : les rencontres aussi
bien que les solitudes, les voyages comme l'immobilité, les amours et les amitiés autant que la détestation des grands de ce monde et des exploiteurs... Le
problème, c'est que dans notre société occidentale trop policée, tout est fait
pour que nous soyons programmés, sur mesure, pour que nous essayions d'avoir le
maximum de confort, pour que nous soyons uniquement dans l'avoir et non pas dans
l'être. L'avoir, c'est le possible, le facile, le quelque part, la
prudence, le concret. L'être, c'est l'impossible, la porte étroite,
le nulle part, la folie, l'absolu. Le poète, l'artiste, sans
négliger l'avoir, choisissent forcément de privilégier l'être –
et tant pis si ça leur rend la vie plus difficile. "Le
souci de faire comme tout le monde, de ne pas se sentir trop seul
nous dévie souvent de notre voie",
écrit aussi Blanche de Richemont dans ce livre que je recommande. Le poète choisit sa voie autant que sa voix.
Elle
écrit aussi : "Une vie
exaltante n'est jamais linéaire."
Oui, la ligne droite donne peu de réjouissance. Malik Chebel, dans son essai Du désir, nous dit : "Tout
est fait pour éliminer la part du hasard, la fatigue, l'ennui, la
tendresse et même l'envie de se rebiffer face à une consommation
programmée, à un plaisir sur ordonnance"
[allusion au viagra]. J'ai été frappé
sur la cargo par le fait que les marins – et en particulier les
Philippins, soumis à une vie plus rude, car leurs contrats sur la
mer sont plus longs et leurs congés à terre plus brefs que ceux des Européens –
donnaient l'impression de mener une vie exaltante, en dépit de la
fatigue (de neuf à onze heures de travail quotidien selon leurs postes de travail, sans repos
hebdomadaire), de l'ennui programmé (chaque jour est identique au
précédent, sauf les escales bienvenues) et restaient capables d'apprécier la vue de la mer, des
vagues, des nuages, du soleil, des étoiles, et de sourire, de rêver, de s'intéresser aux étranges passagers.
D'accepter le temps qui passe et ses petites surprises, car en fait,
dans cette immobilité quasi carcérale du bateau, on ne peut pas se
garer derrière l'abri des certitudes du confort social ou familial, mais seulement
vivre, loin de tout, vivre en "conquérant de l'inutile",
pour reprendre la belle expression de Lionel Terray.
Je
viens ces derniers jours d'avoir beaucoup de visiteurs chez moi ;
je vais partir en visite chez les uns et les autres aussi. Et ce mois
d'avril, je le passerai en grande partie hors de Bordeaux. Je vais
essayer d'apporter à chacun le petit plus d'humanité que j'ai
acquis au cours de ce bref séjour en cargo (je rappelle que la
majorité des Philippins y sont pour neuf mois d'affilée – je peux
donc bien appeler bref mon voyage de même pas deux mois), et de
rappeler avec Blanche de Richemont que "L'artiste a un rôle à
jouer dans la dynamique du désir. Son regard peut restaurer la
féerie. En nous apprenant à voir autrement, il réenchante le réel
et nous fait découvrir la possibilité d'une autre réalité. Une
musique nous fait entendre autrement, un nu redonne des courbes aux
formes, un poème réveille un coin d'âme." Bref, à nous
aussi de conquérir l'inutile, de croire à l'impossible, de semer nos petits cailloux blancs, chaque fois
qu'on le peut !
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