Ici
on a les gestes du nomade, on est dehors, sur le sable. Dans le
provisoire. Comment habiter un tel lieu ?
(Thierry
Metz, Journal d'un manœuvre)
Des
fois, j'ai très envie d'aller chez le coiffeur me faire ratiboiser
les cheveux pour ne garder qu'une crête centrale, et me la faire
teindre en orange ou en vert. Et d'avoir un grand anneau d'or à
l'oreille gauche. Et de partir sur les routes, sans but. Un fantasme,
sans doute ! Envie d'être moi-même profondément, ou au
contraire de ne plus me ressembler ? Moi qui me balade beaucoup,
qui suis devenu un vrai nomade, un déambulateur – pour l'instant
encore sur mes deux jambes, en attendant une mécanique artificielle
– je me pose en effet la même question que Not, le héros du
nouveau film de Benoît Delepine et Gustave Kervern Le
grand soir : "Où
ils sont les gens ? Ils sont plus dans les usines... Ils sont
plus dans les champs... Ils sont plus dans les églises..."
Oui, où sont-ils ?
Nous
sommes dans ces zones improbables qui entourent nos villes, ces zones
commerciales d'une laideur affligeante, prétendus lieux de vie
(d'après le frère de Not, Jean-Pierre, qui essaie de vendre des
literies ultra-modernes à des clients tout aussi improbables, qui
viennent les tester pour ensuite les commander sur internet, "parce
que c'est moins cher"
!). Not (stupéfiant
Benoît Poelvoorde, enfin dans un rôle à sa mesure), lui, a compris
depuis longtemps. Il vit par choix dans la rue, son surnom tatoué
sur le front, crête hirsute, punk vêtu d'un pantalon de treillis
militaire et d'un marcel noir, chaussé de Doc Martens, affublé d'un
chien qu'il aime visiblement, il s'enfile des bières à 8°, mendie
des cigarettes, des yaourts ou de la pâtée pour chiens aux zombies
acheteurs les yeux rivés à leur caddie, dort où il peut. Pas
méchant, le bougre, il rend visite le dimanche, avec son frère
Jean-Pierre (Albert Dupontel surénervé), à ses parents eux-mêmes
déjantés (impayable duo Brigitte Fontaine et Areski), qui tiennent
une pataterie dans la zone commerciale. Quand Jean-Pierre est ejecté
du système (malgré son obsession d'être dans la norme
de la société de consommation, il est plaqué par sa femme et au
travail il ne tient pas ses cadences, ne vend pas assez, et est
viré), et qu'il est effondré, c'est Not qui lui apprend la
liberté : "Quand
on vit dans la rue, il faut s'économiser... Prendre son temps..."
Je
lisais récemment le beau récit du psychiatre Patrick
Autréaux, Soigner, où
j'ai relevé les phrases suivantes : "Un
peu à l'étroit en société, il écartait les convenances et les
gens qui pesaient",
et "comment
dire, sans en escamoter l'horreur et sans être indécent, la
richesse terrible des désastres ?"
Forcément, elles me sont revenues en tête en voyant le film. Nous
avons atteint un point de non-retour dans cette société où le
désastre du carcan commercial nous tue à petit feu. J'entendais
hier à la radio une émission sur le commerce drive : on
commande par internet et on prend sa voiture pour récupérer sur un
quai la cargaison. La boucle est bouclée, plus aucun contact humain.
Le grand soir s'en paye une tranche : la femme de
Jean-Pierre récupère son bébé au Mac drive.
On
pourrait dire de Not ce que dit Jean-Marc Rouillan de Paul, dans son
beau livre Paul des Épinettes
et moi. Sur la maladie et la mort en prison :
"Il
vivait sans amour et s'en foutait pas mal. Il n'avait jamais connu la
tendresse et ce n'est pas à quarante piges qu'il deviendrait
pratiquant".
Et pourtant, parmi tous les personnages du film, c'est peut-être lui
le plus capable d'amour (il faut le voir s'occuper de son chien, puis
de son frère), d'empathie et de joie de vivre. On est ici dans une
redoutable satire de notre temps, dans une réjouissante mise à nu
d'un prétendu ordre qui n'est qu'un désordre invraisemblable. "Où
sont les gens ?",
s'exclame notre tandem de héros. Ben oui, l'ordre commercial remplit
l'unique fonction de survie et rend supportable la servitude
salariale. Et on n'est pas prêt d'en sortir : plus de grand
soir à l'horizon (je ne vous raconte pas la fin du film).
"J'avais
toujours cru que ce qui faisait la différence entre les êtres était
leurs idéaux. Mais il y avait autre chose. Pour les pauvres gens,
les chances de passer de l'état de gibier à celui de chasseur ont
toujours été très minces"
(Cesare Battisti, Le cargo sentimental). Nous sommes tous gibier d'un
système que, hélas, nous avons contribué à mettre en place, que
nous voulons imposer au tiers-monde, et que nous léguerons à nos
enfants. Dans ce monde de plus en plus sans idéal autre que de
consommer (voir aussi l'essai de Yves Michaud, Ibiza mon
amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir),
il nous reste heureusement de temps en temps la faculté de dire :
« non. Ça
ne peut plus durer ainsi. Notre manière de vivre est toute en
surface. Marre qu'on flatte nos bas instincts, marre de camper autour
de l'argent et de faire le jeu du pouvoir. »
Voilà,
ce film – qui peut déplaire, car il ne vise pas précisément à
plaire – nous aide à mieux saisir le monde dans lequel on vit :
après tout on peut aussi rester aveugle et se forcer à ne rien
voir. Le grand soir
est plein de poésie, de fantaisie, porté par des acteurs fabuleux.
Il ne reste plus, ensuite, qu'à lire et écouter Thierry Metz :
"Je
voulais marcher, c'est tout. Sortir un instant de ces besognes qui
n'écoutent pas ce que nous sommes. Marcher, dériver... Lentement
j'ai suivi le soleil... Lentement... Qu'importe ce que j'ai trouvé.
Du vent et des ombres. Je passais"
(Journal d'un manœuvre,
livre hélas épuisé, alors que tant de bêtises inondent les
rayons).
1 commentaire:
Bon.. Où sont les gens? Ils existent.. Je ne sais même pas s'ils sont rares, je ne le crois pas. Peut être n'ont-ils pas le temps, peut être n'ont-ils plus le courage. C'est peut être aussi le moment d'essayer de leur redonner? Parce que sinon, on est cuits. Moi peu importe, à vrai dire, mais il y a la suite.
Je note beaucoup de films, chez vous.
Mais.. Patrick Autréaux que certains ont trouvé très.. ennuyeux.. un comble, il est tellement lumineux! Je ne vous ai pas lu à son sujet?
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