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Subversif ? Je concède. Anarchiste ? Si vous voulez. Non davantage, toutefois, que par exemple, le Jésus des évangiles, Paul de Tarse, Saint-Jean Bouche d'Or, certains pères de l'Église, les saints de la Légende dorée, ou l'auteur regrettablement anonyme de l'Imitation. (Essayez un peu de vivre les préceptes de ces gaillards-là, dans votre société qui se prétend chrétienne – et vous verrez comment que l'on criera à la chienlit !)
(Marc Stéphane, La cité des fous)
Paul Nizan publia en 1932 un excellent essai, Les chiens de garde, dénonçant les intellectuels (philosophes surtout) qui prétendaient disserter sur l'homme en général, sans tenir compte du réel auquel chaque homme en particulier se trouve confronté : la pauvreté et la misère, le travail pénible ou le chômage, les maladies, les guerres (on sortait de la boucherie de 14-18), et se comportaient ainsi en chiens de garde de la classe dominante et de ses valeurs. Aujourd'hui, les philosophes (j'entends les vrais, pas les pseudos qui pérorent à la radio et à la télévision), dans ce travail de défense des intérêts de la bourgeoisie, sont remplacés par les experts et par les journalistes de haute volée (presse, radio, télévision), depuis que les médias sont aux mains des grands groupes économico-militaro-industriels. Ces experts développent à longueur de journée la nouvelle vulgate économique du libéralisme, de la dérégulation, des marchés. Que Nizan ne dirait-il pas aujourd'hui ? Paul, tu nous manques...
Serge Halimi avait dénoncé dans Les nouveaux chiens de garde dès 1997 (augmenté en 2005) cet état de fait ; j'avais aimé ce livre. C'est désormais un film roboratif, ô combien, qui démontre pêle-mêle la servilité des journalistes (Laurent Joffrin, Frank-Olivier Giesbert et Christine Ockrent sont impayables), la collusion entre pouvoir politique et économique et groupes de presse, les liens étroits entre les prétendus experts (toujours désignés comme "professeur à Sciences po, ou ailleurs, et spécialistes de la question", mais dont on omet de préciser qu'ils sont d'abord et avant tout largement monnayés par leur participation à des grands groupes financiers, conseils d'administration, etc.) et les groupes industriels et économiques (comment pourraient-ils dire du mal du libéralisme ?), la reconversion d'anciens gauchistes en passeurs de brosse à reluire des personnalités qui les rémunèrent (scène hilarante avec Michel Field), la fausse hiérarchie de l'information, surtout à la télévision (mais aussi dans les journaux) qui met en lumière et en priorité les faits divers et l'insécurité (comme par hasard, en oubliant que la première insécurité, c'est d'être au chômage et dans la misère, où "si l'on se penche sur les erres de ce siècle prédateur on peut voir trembler en leur fond des regards par millions, hallucinés de faim, de souffrance et d'effroi..." comme l'écrit Sylvie Germain, dans son excellent Les échos du silence) et qui montre un mépris incroyable envers les ouvriers lorsqu'ils se révoltent (les Grecs aujourd'hui !)... Les fameux experts, dont Alain Minc semble le roi, tant il est partout, inamovible et inébranlable, ayant toujours raison, même et surtout quand il se trompe (il n'a pas vu venir les crises financières, un comble pour un économiste, il est vrai qu'il ressemble plus à un mauvais comédien qu'à un spécialiste de quoi que ce soit), sont les mêmes, une trentaine à peine, à être invités sur tous les plateaux de télévision. Bref, un documentaire qui décoiffe, et qui ne donne plus envie de regarder un journal télévisé ni une émission de débats, tant l'information y est biaisée et les débatteurs de connivence entre eux. J'avoue avoir bien ri, et je ne regrette pas de ne pratiquement jamais regarder la télé (je ne l'ai plus depuis mon arrivée à Bordeaux, et elle ne me manque pas !).
"Tant que la société est solide, elle donne du corps à l'individu. Lorsque le travail devient un emploi, qui peut être retiré à tout moment, le lieu de vie un logement, dont le contrat a un terme, la nourriture un fantasme packagé, l'homme véritable est bafoué. Il ne peut donc croire en ce système de valeurs, puisqu'elles n'en sont pas réellement pour lui. Quand plus personne ne croit à rien, la société s'appuie sur l'objectivité de son propre fonctionnement matériel, dont il faut à tout prix maintenir les équilibres complexes. C'est l'équilibre écologique d'une jungle moderne, dont la survie est dépendante de sa propre croissance. Tout, un jour, ne va-t-il pas s'effondrer ?", écrit Antoine Marcel, dans son Traité de la cabane solitaire. Certes, ce ne sont pas nos experts télévisuels qui viendront réfléchir là-dessus ni nous dire çà : on n'invite à pérorer avec autosatisfaction que ceux qui prêchent la nouvelle pensée unique, la vulgate actuelle. Ils sont trop occupés à toucher leurs dividendes et se moquent éperdument des vraies valeurs, car comme l'écrivait Norbert Truquin, dans ses Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la révolution, au XIXème siècle, "Partout et toujours ceux qui veulent dire la vérité, marcher dans le sentier de la justice et démasquer les imposteurs, sont bafoués, vilipendés et persécutés par les coquins aux gages des puissants. Il est de toute impossibilité que ceux qui jouissent sans peine des avantages sociaux s'occupent sérieusement des intérêts de ceux qui pâtissent par le fait même de ces privilèges. On est bien indulgent pour le crime lorsqu'il vous est profitable".
D'ailleurs tout ce beau monde, tous ces guignols de l'information sur mesure, se retrouvent une fois par mois dans un hôtel très sélect de Paris pour un déjeuner en compagnie de leurs commanditaires : grands pontes du patronat et hommes politique, ministres compris. On comprend immédiatement à quel point l'information distillée ensuite dans nos quotidiens, hebdos, radios et télés, peut être indépendante et objective. Tous sont sur un siège éjectable, et ils le savent, ils ont beaucoup à perdre. À la moindre incartade, ils sont virés ! Pour moi qui écoute beaucoup la radio (France culture et France inter) depuis que je suis à la retraite, j'ai été terriblement choqué de voir que bon nombre des chroniqueurs de ces deux radios figurent parmi cette galerie. Bon, je vais l'écouter moins ! Après tout, le silence est d'or...
Rabah Ameur-Zaïeche, lui, est un cinéaste au parcours surprenant : jusque-là, il a fait des films sur les banlieues. Avec Les chants de Mandrin, il fait dans le film en costumes, et l'on sait que je ne rate presque pas ce genre de films (mon préféré quand j'étais ado, des péplums antiques aux westerns), car l'histoire m'intéresse, et surtout, la manière dont on la regarde. Ici, ça se passe après la mort de Mandrin. Ses fidèles continuent la contrebande, vivant en communauté de style utopique (pas de chef), où ils sont rejoints par un colporteur (qui entre autres livres, vend du Rousseau et du Voltaire) et un aristocrate un peu bizarre, acquis aux idées pré-révolutionnaires. Avec l'argent récolté lors des ventes dans les hameaux, les Mandrins font imprimer les fameux chants de Mandrin, qu'ils distribuent ensuite gratuitement dans les campagnes, car en ce temps-là, comme aujourd'hui (avec les imbécillités télévisuelles), "c'était cela la force des puissants, enlever aux plus faibles le goût d'apprendre" (Claudie Gallay, Seule Venise). Ils se heurtent bien sûr aux dragons du roi, et érigent une barricade que n'auraient pas reniée le Hugo des Misérables, les émeutiers de 1848 ou les communards de 1871, voire les Grecs d'aujourd'hui. Le film est servi par une troupe de comédiens épatante. Un film engagé et libertaire, dans tous les sens du terme, qui illustre bien les vers de Gaston Miron, dans L'homme rapaillé : "à force d'avoir pris en haine toutes les servitudes / nous serons devenus des bêtes féroces de l'espoir". Ah ! J'oubliais, voilà un film qui n'a été financé par aucune chaîne de télévision, ce qui à la fois ne m'étonne pas et explique sa liberté de ton et d'engagement. Un film sur les brigands qui, au contraire des héros de l'épopée journalistique du documentaire précédent, sont à leur manière, des justes.
Comme est un Juste, et là, je mets la majuscule, Gilberto Bosques Saldivar, consul général du Mexique en France de 1939 à 1944, qui a sauvé des dizaines de milliers de réfugiés espagnols, opposants allemands, autrichiens et des juifs qui se croyaient en sûreté parce qu'ils étaient en France (lire le beau roman d'Anna Seghers, Transit, elle fut sauvée grâce à lui). C'est le sujet du splendide film projeté à l'Utopia aujourd'hui dans le cadre des Rencontres La classe ouvrière c'est pas du cinéma, documentaire réalisé par Lillian Liberman Shkolnikoff, Visa al paraíso. Autant Les nouveaux chiens de garde nous donnent l'impression de Tous pourris, autant Visa al paraíso montre que l'humanité peut encore se réjouir de compter quelques individus qui pensent que "sans éthique, on n'est rien" et qui agissent selon ce principe. Ce formidable portrait de Gilberto Bosques comprend de multiples interviews de gens (plus exactement de leurs enfants) qui ont réussi à émigrer au Mexique entre 1941 et 1943 grâce aux visas du señor Bosques qui, parfois, les accompagnait jusqu'à l'échelle d'embarquement pour les soustraire aux contrôles des sbires de la police allemande, française ou espagnole (franquiste). La France de Vichy ne sort pas grandie de ce film, c'est le moins qu'on puisse dire, puisque non seulement elle a collaboré avec les occupants, mais en plus, elle a livré aux policiers espagnols nombre de réfugiés voués à la mort ou à l'emprisonnement. Mais comme le dit Bosques, interviewé à l'âge de cent ans (!), il lui a fallu "sortir de la légalité pour entrer dans le droit, pour retrouver la substance du droit" ; en effet, le droit était bafoué par des lois iniques (j'en retrouve un écho dans ces propos de Gaston Miron, dans L'homme rapaillé : "la voie légaliste (le statu quo structurel) et démocratique (le rouleau compresseur majoritaire)". Quand le Mexique rompit ses relations diplomatiques avec l'Allemagne, la Gestapo envahit le consulat, Bosques est fait prisonnier, on l'oblige à ouvrir le coffre-fort, qui contient d'importantes sommes en devises fortes, et il oblige l'officier allemand à lui signer un reçu ! Ce personnage extraordinaire, entré dans la légende, fut attendu pendant des heures à son retour au Mexique par des dizaines de milliers de personnes.
Je pensais en voyant ces deux documentaires à ce texte de Gandhi : "Rien ne nous prouve le progrès des peuples de l'Europe. Qu'ils soient prospères ne prouve nullement qu'ils sont riches en qualités morales et spirituelles" (Nava Jivan, 8 Juin 1921). Que ce soit dans la France de Vichy ou celle de Sarkozy, ces qualités-là, il faut les chercher !
C'était mon jour de pessimisme. Et d'optimisme.
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