mardi 28 février 2012

28 février 2012 : lueurs dans la nuit



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l'homme jette un cri, même étouffé, au-delà de l'existence, et demande à être écouté. C'est cette écoute que l'homme appelle « Dieu », ce Toi inconnu qui supplée à l'indifférence de la terre et aux machinations qui se trament sur cette terre.
(Umberto Galimberti, Qu'est-ce que l'amour ?)

Oui, le cri, celui que jette Zampano à la fin du beau film de Fellini, La strada, quand il apprend la mort de Gelsomina, et que, se mettant à pleurer, il devient enfin humain, ce cri m'est revenu après le film que je viens de voir et le livre que je viens de lire. Tous deux parlent de ce monde actuel, de ce monde sans transcendance, de ce monde où l'amour, quand il existe, est souvent dévoyé, et où on ne peut pas rester éternellement dans l'indifférence, le déni ou le mensonge. Ante Ciliga avait trouvé autrefois dans sa description de la Russie stalinienne, l'expression de « pays du mensonge déconcertant ». D'une certaine façon, la manière dont le viol est souvent nié, est tout aussi déconcertante.


D'ailleurs, y a-t-il rien de plus odieux que le viol, et que la dissimulation qui en est faite sous divers prétextes ? Danièle Sallenave, en bonne observatrice des mœurs contemporaines, essaie de démêler ce qui se cache là-dessous. La narratrice, qui a suivi le procès et la condamnation d'un violeur, écrit à sa femme pour lui proposer un projet de livre : elle lui propose de l'interviewer, et ce sont ces entretiens oraux, ainsi que quelques lettres, qui constituent le bref roman Viol. C'est donc une sorte de roman-vérité, comme on disait autrefois cinéma-vérité. Dans cette région du Nord, où la crise économique est omniprésente en arrière-plan, Madeleine a épousé tardivement (quarante-deux ans) un ancien légionnaire (le passé colonial de la France est ainsi également en filigrane), avec qui elle a vécu quelques années heureuses. Elle avait déjà deux garçons d'un premier lit, et a eu une fille avec lui, qui de son côté était père d'une fille. Leur vie est simple et tranquille, jusqu'au jour où ça dérape : l'ancien légionnaire, las d'une femme vieillissante, a des relations sexuelles avec sa très jeune belle-fille et avec sa propre fille. Inceste donc, et viol, car une très jeune fille accepte-t-elle de tels rapports de gaieté de cœur ? Et Madeleine, qui s'en est rendue compte, se tait, longtemps... Elle aussi, est à sa façon, victime. Car elle trouve des excuses à son mari. Elle continue à l'aimer, malgré tout, et a du mal à mettre les mots pour dire ce qui s'est passé. Il faut toute la sagacité respectueuse de la narratrice, pour lui faire accoucher de la vérité, trop longtemps masquée, et à vrai dire, indicible. Madeleine est un personnage douloureux, qui est dans le refus de ce qui se passe sous ses yeux (aussi parce qu'elle n'a pas de vocabulaire pour exprimer ses impressions), bien qu'elle ne soit pas dupe, on le sent. Mais le monde dans lequel elle vit manque de repères : "Ah, madame, on est des petits ! On est sans défense, nous autres !" C'est tout juste si elle ne pense pas que pour un homme, c'est normal de se satisfaire ainsi (rappelons-nous le "troussage de domestique", à propos de DSK, de l'inénarrable Jean-François Kahn – il vient de publier un Menteurs ! à propos des hommes politiques, s'est-il un jour contemplé dans un miroir ?). Mais les arguments de Madeleine ne tiennent pas, elle se voile la face. C'est tragique, car elle pressent aussi que le monde n'est pas tendre avec ceux de sa classe : "Et il y a trop d'injustices. – Quelles injustices ? – Que certains en aient tellement, et que nous, on ait rien, juste de quoi rester dans notre petit coin et ne pas crever. Et encore." Pas de doute : avec de tels adultes, l'enfance restera "un massacre le plus souvent dissimulé", comme écrit Jean-Michel Rabeux, dans Les charmilles et les morts

 
Le film russissime d'Anguelina Nikonova, Portrait au crépuscule, lui, est à rapprocher des romans de Dostoïevski, auquel on ne peut pas ne pas penser. Pierre Murat, dans Télérama, y songe : "Rien n'a changé, en fait, depuis Dostoïevski". Les Stavroguine (le dangereux, et violeur, héros des Possédés) d'aujourd'hui, ont pignon sur rue : ce sont tout simplement les flics eux-mêmes qui violent, et parfois, tuent, et couvrent leurs bavures. On est aussi dans le crépuscule d'une société, en perte complète de repères, sans foi, mais pas sans reproches. Marina, l'héroïne, est assistante sociale, et s'occupe des enfants et adolescents souvent en voie de perdition, le plus souvent à cause de parents violents et parfois violenteurs. On lui fait pourtant remarquer qu'elle a la chance d'avoir un métier, un mari aimant et gentil (ce qui semble rare dans la Russie actuelle), qu'il ne lui manque qu'un enfant ! Et quand elle tombe entre les pattes des flics, que le libéralisme sauvage de Poutine laisse agir avec une violence crue, elle est à son tour violée par ceux censés la protéger. Marina en a vu d'autres, même si elle est un moment désemparée. Elle finit par retrouver Andréï, le principal policier, celui qui a l'air d'être le chef des autres : il vit avec son vieux grand-père devenu sénile, et avec son jeune frère (ou fils, on ne sait pas très bien), ado à la dérive. Elle le guette, on sent qu'elle a envie de se venger. En fait, et c'est ce qui m'a fait penser à La strada, sa vengeance va consister à faire surgir en lui un semblant d'humanité (à moment donné, comme Zampano, il a les yeux qui coulent). Il y a des scènes formidables dans ce très beau film : la fête d'anniversaire, où Marina, qui vient d'être violée (mais les autres l'ignorent), fait un discours dur sur le monde dans lequel elle vit, et ne ménage pas son mari ; la scène d'amour entre Andréï et Marina, où cette dernière, simplement par un attouchement caressant du visage, fait surgir les larmes de l'œil de son amant. Finalement, Marina, certes aussi torturée que les héros de Dostoïevski (on pense parfois à la Nastassia de L'idiot), est peut-être, au milieu du désespoir, la lumière qui éclaire un peu le crépuscule des âmes malades qui l'entourent. Ne fait-elle pas naître en Andréï un sentiment qui lui rend son humanité, et même naître la vie en lui : "L'amour, le vrai, ne protège pas, mais expose, afin qu'advienne la vie que l'existence, toute existence, avec son vaste système de protection, contracte et enferme. La vie est l'antithèse de l'existence", nous rappelle Umberto Galimberti (Qu'est-ce que l'amour ?). La Russie ici montrée est un monde en déliquescence incroyable : la scène où Marina va porter plainte pour le vol de son sac à mains est à cet égard un morceau d'anthologie. Un film passionnant, aussi subtil, et qui nous rend plus humain, à l'instar du film iranien Une séparation, qui vient de remporter les césar et oscar du meilleur film étranger.

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