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L'amitié suppose une certaine innocence et exige une part de risque. Dans le monde qui est le nôtre, c'est sans doute une gageure, car aujourd'hui l'innocence passe pour de la bêtise et le risque pour de la témérité ou de l'inconscience.
(Gilles A. Tiberghien, Amitier)
Je suis de plus en plus frappé par le détournement scandaleux de ce fameux thème de l'insécurité (et de son contraire, la sécurité) qui reste encore – et jusqu'à quand ? – un cheval de bataille de la campagne électorale. Pour avoir lu naguère le livre magistral de Jean Delumeau, La peur en Occident : XIVe-XVIIIe siècles, une cité assiégée, je sais à quel point on était vraiment en insécurité à ces périodes-là, à tous points de vue : violence (guerres, soudards, invasions, banditisme urbain et rural), maladies (épidémies, mortalité infantile, manque d'hygiène), intolérance religieuse (mes ancêtres du Désert ou de la Tour de Constance ont bien connu ça), absence de lumière (on a oublié aujourd'hui que la nuit, on ne voit rien, mais vraiment rien, notamment quand le ciel est nuageux et que c'est la nouvelle lune !), faim (eh bien oui, on crevait de faim, il faut le dire), logements insalubres et sans chauffage, absence de retraite et/ou de travail. Vous me direz que tout ça existe aujourd'hui, notamment dans les pays du tiers monde. Mais enfin, en France, au XXIe siècle, la violence est extrêmement marginale (je sais toutefois, pour avoir subi une violente agression un jour, qu'elle existe, mais n'en faisons pas une généralité, c'est très largement une exception), les maladies et la faim sont contenues (bien sûr, il y a des SDF, dont l'état de santé et de nutrition est médiocre), on est devenu plus tolérant (en principe, la laïcité, n'est-ce pas cela ?), la nuit, on y voit comme en plein jour (du moins en ville), les logements sont chauffés (même s'il reste encore trop de taudis et de marchands de sommeil, sans parler des loyers abusifs : l'autre jour, à Paris, une annonce d'une agence immobilière faisait état d'un loyer demandé de 3900 €/mois pour un pavillon F4 à Fontainebleau, à 60 km de Paris, je me suis demandé si j'étais sur une autre planète !).
L'insécurité aujourd'hui, elle est de trois ordres, en fait : c'est d'une part, les menaces sur le monde du travail et le chômage généralisé, d'autre part les menaces sur la culture (on devrait dire les cultures) en passe d'être dévalorisée au profit du seul divertissement souvent inepte, enfin les menaces sur les sentiments (amoureux, amicaux, familiaux) eux aussi en détresse, et qui entraînent cette haute solitude dans laquelle nous pataugeons. Les trois menaces sont souvent liées d'ailleurs : comment avoir la tête à se cultiver ou à espérer une vie amoureuse comblée quand on n'a pas de travail ? Mais enfin, cela n'a rien à voir avec tous ces faits divers dont on nous rebat les oreilles, surtout en période électorale. Curieusement, on parle beaucoup moins des gens en réelle souffrance : chômeurs en fin de droits, handicapés, enfants violentés, personnes âgées isolées... qui, eux, sont effectivement souvent dans l'insécurité quotidienne dans leur vie de tous les jours. Il a fallu que j'arrive moi-même à la retraite pour découvrir l'effarant isolement de bien de nos anciens : le pacte sociétal d'autrefois a sombré, et comme chantait Aragon, "on vit ensemble séparés", et de plus en plus séparés. Oui, il ne fait pas bon vieillir, comme il ne fait pas bon tomber dans la dèche, à la suite d'un non-renouvellement de contrat ou d'un licenciement, parfois d'un divorce ou d'une rupture, comme il ne fait pas bon être handicapé ou enfant non désiré et maltraité. La "tribu" d'antan n'existe plus, les liens affectifs se sont desserrés au point qu'il est des vieux en maison de retraite qui n'ont plus de visites. Il faut dire qu'avec l'augmentation de la durée de la vie, il n'est pas rare de pouvoir dire, avec mon ami G. (93 ans cette année) : « Qu'est-ce que tu veux, quand on atteint mon âge, et qu'on est un homme, tous nos amis sont morts, on reste le dernier ! »
Je rappelle quand même que cette grande solitude a longtemps existé aussi, mais souvent masquée. La longue nouvelle de l'écrivain irlandais George Moore, Albert Nobbs (superbement traduite par Pierre Leyris et publiée dans la merveilleuse collection verte du Mercure de France Domaine anglais en 1971, collection qui m'a valu de belles découvertes littéraires, de Jean Rhys, Kenneth White, John McGahern, entre autres), qui vient d'être adaptée au cinéma, raconte ainsi l'aventure d'une femme, orpheline, contrainte pour survivre de se travestir en homme (les hommes étaient mieux payés et trouvaient plus facilement du travail). Elle devient serveur, puis majordome dans un grand hôtel de Dublin. Bien entendu, personne ne le sait, mais ça l'oblige donc à ne pas avoir de vie sentimentale (ni sexuelle), puisqu'on découvrirait aussitôt le secret. Albert Nobbs mène donc une vie étriquée (corroborant les mots d'Umberto Galimberti dans le livre que j'ai déjà cité plusieurs fois, Qu'est-ce que l'amour ? : "il semble que la solitude du cœur soit abyssale, au point de ne pouvoir être atteinte par aucune voix humaine"), en insécurité permanente, ni homme ni femme, ce qui ne l'empêche pas de rêver. C'est une histoire pudique, touchante, d'un passager clandestin dans la grande machinerie humaine. Et un grand rôle pour Glenn Close.
Tout le monde n'a pas la chance, par la naissance ou le hasard, de pouvoir échapper à un destin écrit à l'avance : "Certains vont et viennent, éternels errants, voués aux migrations, tandis que d'autres, plus chanceux, mieux lotis, moins en butte aux charges de l'absolu, trouvent des havres où poser leurs bagages et faire leur vie – bâtir, construire, créer, tailler le monde à coups de serpe pour lui donner un joli tour", écrit Joseph Grandjean, dans Les grandes manœuvres. On ne saurait mieux dire.
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