c'était cela la force des puissants, enlever aux plus faibles le goût d'apprendre.
(Claudie Gallay, Seule Venise)
Argentan, morne plaine. Je suis ici, par le temps gris si courant en Normandie, de temps en temps une pluie fine (l’hôtel m’a prêté un parapluie, « au cas où », m’a dit la patronne). Et tout est gris. Paysage d’une petite ville pas plus moche qu’une autre, mais sans particularité touristique majeure pour le peu que j’en aie vu : deux églises, principalement, Saint-Germain et Saint-Martin. Quelques hôtels, dont celui des voyageurs, où je suis descendu, presque en face de la gare. Avec ma patte folle, en ce moment, pas question de faire des kilomètres à pied. Un passé industriel (fonderie, Moulinex, etc.) en déshérence complète. Le chauffeur de taxi, qui m’emmène au centre de détention, (car bien entendu il n’y a pas de bus, ce serait trop beau, les visiteurs subissent eux aussi le contrecoup de la peine des détenus, pécuniairement parlant, nuit d’hôtel quasi obligatoire, et même deux en ce qui me concerne, car je n‘ai pas les correspondances voulues en rapport aux horaires de parloir) me dit en plaisantant : « Il ne reste plus que ça comme industrie ici ». Ça : le centre de détention.
Eh oui, je rends visite à G., le jeune homme que j’avais ramassé sur le bord de la route l’an passé (date du 23 août 2010 de mon blog : sur la route), qui sortait de prison quasiment tout nu, c’est-à-dire vêtu de ses seuls vêtements, sans un sac, sans rien, sans argent, sans famille, sans amis (hélas, seulement ceux qu’il s’était faits en prison), et que j’’avais secouru, à ma manière. Bien entendu, comme je m’en doutais, il est retombé, et cette fois il en a pour deux ans et demi, donc jusqu’en 2013. Je lui avais laissé mes coordonnées, il m’a recontacté par l’intermédiaire de l’assistante sociale du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) , nous avons correspondu, j’ai fini par lui envoyer régulièrement des mandats, dont une partie est gardée par l’administration pour lui constituer un pécule de sortie. Une sorte d’amitié est née, sans doute intéressée de sa part. Mais que voulez-vous, je sens là un prochain (au sens de la parabole du Bon Samaritain, quand Jésus répond à la question : « Qui est mon prochain ?), blessé par la vie, et qui a besoin d’aide pour en sortir. Comme je viens de voir le beau film de Guédiguian, Les neiges du Kilimandjaro, où la bonté est mise en acte (dans Intouchables aussi et dans Toutes nos envies, ça nous change des films sur la dureté de la vie, sans aucune perspective, oui la bonté peut en être une, de perspective), je me sens en phase avec l‘actualité.
G. est revenu en prison en novembre 2010. Je pressentais qu’il y retournerait, car comment sortir de la galère sans rien ? Sans vrais amis, sans famille (il est de l’assistance publique) et la famille qui l’a adopté n’a pas su, au moment des questions de l’adolescence, lui répondre convenablement, d’où fugues, placement en foyers (« l’horreur » , m’a-t-il dit aujourd’hui, et il ne veut en aucun cas y retourner), et toutes les petites conneries que peuvent faire des gamins dont la vie est décousue. "Recoudre des vies", écrivais-je l’an dernier. Oui, y a du boulot, avec notre société à la dérive, avec la publicité envahissante qui "excite les pulsions tant que ça peut. Et dès qu‘il veut l‘objet de son désir, comme il n‘a pas de fric pour se le payer, il est frustré. Et comme il n‘a pas le surmoi pour tenir le coup de la frustration, il est malheureux comme tout, il a la haine, il craque. Il vole. Ça le libère de la frustration un temps" (Alain Guyard, La zonzon, un livre que je vous recommande hautement), avec aussi la télévision qui nous fait vivre par procuration des vies improbables et pourtant si tentantes, et tout ça dans le degré zéro de l‘éducation, de la culture, de la spiritualité. Et dans le culte de l’Argent-Roi !
Oui, y a du boulot. J’ai mis quatre mois à obtenir mon permis de visite, car je ne suis pas de la famille, et on se demande en haut lieu en quel honneur je veux bien le voir ! De plus, comme je l’ai dit, on construit les prisons à la campagne (5 km de la ville, avec une route sans trottoir, que j’aurais peut-être quand même faite à pied si mon genou fonctionnait bien), si possible dans des villes sans vraies voies de communication, afin d’ajouter de la difficulté aux familles et aux visiteurs encore prêts à affronter le malheur. Car rien n’est plus triste qu’une prison : on pourra y mettre toutes les télés du monde, une douche dans chaque cellule (ici, elle est dans le couloir), la promiscuité ou la solitude y sont plus grandes qu’au dehors.
Mais enfin, nous nous sommes vus. J’ai eu droit à un parloir de deux heures, le prochain pour le colis de Noël, le 17 décembre, ne durera qu’une heure. G. s’est converti à l’islam. C’est assez fréquent en prison, et comme il ne connaît pas son origine (c’est une des raisons de la brouille avec sa famille adoptive : "Il faudrait arrêter de mentir. Aux gens, aux vieux, aux enfants", écrit aussi Claudie Gallay dans Seule Venise), qu’il est effectivement basané, mais franchement on ne le prend pas pour un "Arabe", il peut croire qu’il vient de là-bas et qu’en embrassant l’islam, il retrouve son origine. Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Au moins, ça satisfait son besoin de spiritualisme, que l‘école et sa famille ont raté : eh oui, la laïcité, ça ne fonctionne pas aussi bien qu‘on croit. Son co-cellulé est musulman aussi, ils prient ensemble. On ne lui a pas donné de travail (faut dire qu’il y a sept cents détenus), et sans mes mandats, il serait coté "indigent" par l’administration. Ses seules activités sont le sport et l’école. Il a un gros retard scolaire, sait lire, mais fait des fautes énormes en écrivant, je l’ai cependant encouragé à écrire, d’ailleurs, il aurait aimé qu’il y ait un atelier d’écriture comme celui de Vivonne dont je lui ai parlé.
Le parloir est composé de petites pièces de deux mètres sur deux mètres cinquante environ , avec une table et trois chaises. Bien entendu, on y est enfermé à clé, mais j’ai l’habitude depuis que je vais en prison. C’était son premier parloir depuis un an ! Il m’a listé ce qu’il voulait pour Noël (plus exactement ce que l’administration pénitentiaire autorise à leur porter, par exemple pas de boîtes de conserve avec lesquelles ils pourraient se suicider), car j’ai prévu de le rencontrer une seconde fois avant mon grand départ autour du monde. Il voudrait ne plus faire de bêtises à sa sortie, mais aura-t-il l’aide nécessaire pour un nouveau départ ? Et comment faire ? Il n’a que vingt-cinq ans, et donne l’impression d’un immense gâchis.
Mais je me dis que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le poète nous dit (Véronique Joyaux, dans Résurgences) : "La vie s'entrouvre, disponible, / Je suis à l'intérieur comme dans un mensonge". J’espère de tout mon cœur que G. trouvera cette ouverture, car il n’est pas sot, loin de là.
(Claudie Gallay, Seule Venise)
Argentan, morne plaine. Je suis ici, par le temps gris si courant en Normandie, de temps en temps une pluie fine (l’hôtel m’a prêté un parapluie, « au cas où », m’a dit la patronne). Et tout est gris. Paysage d’une petite ville pas plus moche qu’une autre, mais sans particularité touristique majeure pour le peu que j’en aie vu : deux églises, principalement, Saint-Germain et Saint-Martin. Quelques hôtels, dont celui des voyageurs, où je suis descendu, presque en face de la gare. Avec ma patte folle, en ce moment, pas question de faire des kilomètres à pied. Un passé industriel (fonderie, Moulinex, etc.) en déshérence complète. Le chauffeur de taxi, qui m’emmène au centre de détention, (car bien entendu il n’y a pas de bus, ce serait trop beau, les visiteurs subissent eux aussi le contrecoup de la peine des détenus, pécuniairement parlant, nuit d’hôtel quasi obligatoire, et même deux en ce qui me concerne, car je n‘ai pas les correspondances voulues en rapport aux horaires de parloir) me dit en plaisantant : « Il ne reste plus que ça comme industrie ici ». Ça : le centre de détention.
Eh oui, je rends visite à G., le jeune homme que j’avais ramassé sur le bord de la route l’an passé (date du 23 août 2010 de mon blog : sur la route), qui sortait de prison quasiment tout nu, c’est-à-dire vêtu de ses seuls vêtements, sans un sac, sans rien, sans argent, sans famille, sans amis (hélas, seulement ceux qu’il s’était faits en prison), et que j’’avais secouru, à ma manière. Bien entendu, comme je m’en doutais, il est retombé, et cette fois il en a pour deux ans et demi, donc jusqu’en 2013. Je lui avais laissé mes coordonnées, il m’a recontacté par l’intermédiaire de l’assistante sociale du SPIP (Service pénitentiaire d’insertion et de probation) , nous avons correspondu, j’ai fini par lui envoyer régulièrement des mandats, dont une partie est gardée par l’administration pour lui constituer un pécule de sortie. Une sorte d’amitié est née, sans doute intéressée de sa part. Mais que voulez-vous, je sens là un prochain (au sens de la parabole du Bon Samaritain, quand Jésus répond à la question : « Qui est mon prochain ?), blessé par la vie, et qui a besoin d’aide pour en sortir. Comme je viens de voir le beau film de Guédiguian, Les neiges du Kilimandjaro, où la bonté est mise en acte (dans Intouchables aussi et dans Toutes nos envies, ça nous change des films sur la dureté de la vie, sans aucune perspective, oui la bonté peut en être une, de perspective), je me sens en phase avec l‘actualité.
G. est revenu en prison en novembre 2010. Je pressentais qu’il y retournerait, car comment sortir de la galère sans rien ? Sans vrais amis, sans famille (il est de l’assistance publique) et la famille qui l’a adopté n’a pas su, au moment des questions de l’adolescence, lui répondre convenablement, d’où fugues, placement en foyers (« l’horreur » , m’a-t-il dit aujourd’hui, et il ne veut en aucun cas y retourner), et toutes les petites conneries que peuvent faire des gamins dont la vie est décousue. "Recoudre des vies", écrivais-je l’an dernier. Oui, y a du boulot, avec notre société à la dérive, avec la publicité envahissante qui "excite les pulsions tant que ça peut. Et dès qu‘il veut l‘objet de son désir, comme il n‘a pas de fric pour se le payer, il est frustré. Et comme il n‘a pas le surmoi pour tenir le coup de la frustration, il est malheureux comme tout, il a la haine, il craque. Il vole. Ça le libère de la frustration un temps" (Alain Guyard, La zonzon, un livre que je vous recommande hautement), avec aussi la télévision qui nous fait vivre par procuration des vies improbables et pourtant si tentantes, et tout ça dans le degré zéro de l‘éducation, de la culture, de la spiritualité. Et dans le culte de l’Argent-Roi !
Oui, y a du boulot. J’ai mis quatre mois à obtenir mon permis de visite, car je ne suis pas de la famille, et on se demande en haut lieu en quel honneur je veux bien le voir ! De plus, comme je l’ai dit, on construit les prisons à la campagne (5 km de la ville, avec une route sans trottoir, que j’aurais peut-être quand même faite à pied si mon genou fonctionnait bien), si possible dans des villes sans vraies voies de communication, afin d’ajouter de la difficulté aux familles et aux visiteurs encore prêts à affronter le malheur. Car rien n’est plus triste qu’une prison : on pourra y mettre toutes les télés du monde, une douche dans chaque cellule (ici, elle est dans le couloir), la promiscuité ou la solitude y sont plus grandes qu’au dehors.
Mais enfin, nous nous sommes vus. J’ai eu droit à un parloir de deux heures, le prochain pour le colis de Noël, le 17 décembre, ne durera qu’une heure. G. s’est converti à l’islam. C’est assez fréquent en prison, et comme il ne connaît pas son origine (c’est une des raisons de la brouille avec sa famille adoptive : "Il faudrait arrêter de mentir. Aux gens, aux vieux, aux enfants", écrit aussi Claudie Gallay dans Seule Venise), qu’il est effectivement basané, mais franchement on ne le prend pas pour un "Arabe", il peut croire qu’il vient de là-bas et qu’en embrassant l’islam, il retrouve son origine. Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai. Au moins, ça satisfait son besoin de spiritualisme, que l‘école et sa famille ont raté : eh oui, la laïcité, ça ne fonctionne pas aussi bien qu‘on croit. Son co-cellulé est musulman aussi, ils prient ensemble. On ne lui a pas donné de travail (faut dire qu’il y a sept cents détenus), et sans mes mandats, il serait coté "indigent" par l’administration. Ses seules activités sont le sport et l’école. Il a un gros retard scolaire, sait lire, mais fait des fautes énormes en écrivant, je l’ai cependant encouragé à écrire, d’ailleurs, il aurait aimé qu’il y ait un atelier d’écriture comme celui de Vivonne dont je lui ai parlé.
Le parloir est composé de petites pièces de deux mètres sur deux mètres cinquante environ , avec une table et trois chaises. Bien entendu, on y est enfermé à clé, mais j’ai l’habitude depuis que je vais en prison. C’était son premier parloir depuis un an ! Il m’a listé ce qu’il voulait pour Noël (plus exactement ce que l’administration pénitentiaire autorise à leur porter, par exemple pas de boîtes de conserve avec lesquelles ils pourraient se suicider), car j’ai prévu de le rencontrer une seconde fois avant mon grand départ autour du monde. Il voudrait ne plus faire de bêtises à sa sortie, mais aura-t-il l’aide nécessaire pour un nouveau départ ? Et comment faire ? Il n’a que vingt-cinq ans, et donne l’impression d’un immense gâchis.
Mais je me dis que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. Le poète nous dit (Véronique Joyaux, dans Résurgences) : "La vie s'entrouvre, disponible, / Je suis à l'intérieur comme dans un mensonge". J’espère de tout mon cœur que G. trouvera cette ouverture, car il n’est pas sot, loin de là.
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