mardi 13 décembre 2011

13 décembre 2011 : méditer

Car que faire en un gîte, à moins que l'on ne songe?
(La Fontaine, Le lièvre et les grenouilles)

Il pleut. Je suis terré dans mon gîte, dans mon bientôt bunker puisqu'on va nous installer une clôture hermétique (il ne nous manquera bientôt que les miradors et les sentinelles et les chiens dressés) ; comment ferons-nous pour en sortir en cas de panne électrique ? Mystère. Et, comme le lièvre de La Fontaine, je médite en ce gîte, n'ayant rien d'autre à faire. Bien sûr, je n'ai pas encore fait toutes les démarches nécessaires à mon installation, sur le plan administratif. Sans la pluie, je serais allé cet après-midi à la Préfecture retirer les papiers pour le changement de carte grise, ça attendra mon retour le 23 décembre (tiens, jour de mon anniversaire, soixante-six ans, j'en reviens à peine d'avoir atteint un tel âge), puisque je pars demain pour un périple qui me fera passer par Paris, Lyon et Poitiers.
Et je lis. Je lis beaucoup, des choses très variées, car, curieusement, plus j'ai lu, plus mon champ de lectures s'est élargi vers des auteurs, des thèmes, des sujets sur qui je n'aurais pas jeté les yeux autrefois. Et je lis aussi parce que ça me permet de méditer, de songer en mon gîte, et... d'écrire aussi. Ça me nourrit, ça me sustente, ça attise mes joies et mes colères, ça me fait réfléchir sur ma vie, et sur la vie, sur la vieillesse qui approche, sur le temps. Sans être prisonnier comme les détenus dont parle Michèle Sales dans son formidable livre La grande maison, j'en sais beaucoup moi aussi sur le temps : "comment le rétrécir, comment l'allonger, comment l'oublier, ne pas le subir, mais le dresser, le dominer. C'est une question de survie", dit-elle. D'une certaine façon, nous, retraités, devons aussi notre survie à cette conquête du temps. On réapprend la lenteur, comme autrefois : "On marchait lentement. Tout, d'ailleurs était lent, quoique sans jamais paraître hésiter", ainsi que le rappelle Gil Jouanard, dans Jours sans événements. Car nous sommes arrivés aussi à un âge où nous devons créer l'événement. Il pourrait ne plus se passer rien. Il peut aussi se passer beaucoup de choses.

Le 11 juillet 1965, Alejandra Pizarnik rapporte dans son Journal (encore un maître-livre) : "Je me demande comment font les autres pour supporter le fait de vivre". Oui, parfois, on se le demande. Elle avait précédemment écrit (le 11 septembre 1964) : "Détresse. Peut-on se suffire à soi-même ? Peut-être que oui, si les désirs se taisent, si les passions s'endorment". C'était encore une jeune femme, tourmentée par l'existence et le sens qu'elle n'arrivait pas à lui trouver. J'ai déjà écrit hier que, oui, on doit savoir mettre en sommeil ses passions et ses désirs, du moins à partir d'un certain âge (et, en tout cas, à tout âge, les maîtriser). Se rappeler que certes, nous vivons peut-être dans notre propre prison mentale, mais que cela n'a rien de commun avec la détresse des misérables du tiers et du quart-monde qui, comme les détenus de Michèle Sales, "n'ont rien, ou si peu de choses à eux".
J'ai la chance de n'avoir pas rien, d'être un homme curieux, et pas seulement de livres. Je m'intéresse à la géographie (d'où mon prochain tour du monde, je veux savoir à quoi ressemble les divers océans par exemple) ; à la sociologie, et particulièrement aux exclus de toute sorte (moi qui ai dû conquérir la culture « bourgeoise », alors que j'aurais pu en être écarté, je suis toujours pantois quand je vois un illettré) ; à la psychologie (et je puis constater que les êtres humains sont partout les mêmes, à vouloir avant tout dominer les autres, et quand ils sont dominés, à se moquer des dominants) ; à la politique, même si je ressemble à l'idéaliste héros de José María Arguedas, dans son roman qui vient juste d'être traduit, El Sexto ("Tu es un rêveur, Gabriel. Tu n'apprendras jamais à faire de la politique. Tu as de l'estime pour les personnes, pas pour les principes") ; à l'économie, et je suis bien obligé de constater que rien n'a changé depuis le XIXe siècle (je lis en effet dans le superbe livre d'un prolétaire, Norbert Truquin, écrit vers 1880, Mémoires et aventures d'un prolétaire à travers la révolution : "Les financiers ne voient de patrie que dans leur caisse, et ils sont toujours prêts à soutenir ceux qu'ils croient capables de la remplir" et "qu'importe aux spéculateurs ? Il suffit que leurs affaires marchent. Le gouvernement remplissait assez bien leurs vues : il contractait fréquemment des emprunts qui leur rapportaient de gros bénéfices, mais allégeaient d'autant l'estomac des travailleurs par les impôts indirects" : ne croirait-on pas lire le monde d'aujourd'hui ?) ; à l'histoire aussi, et là encore, Norbert Truquin nous montre qu'il avait prévu avec quatre-vingts ans d'avance la crise de 1929 et ses conséquences, et peut-être, ce que je ne souhaite pas, notre crise actuelle : "Avec une production moindre, comment fera-t-on pour maintenir sur pied cette grande administration et cette armée formidable ? Les chômeurs deviendront gênants pour les spéculateurs. Ne trouveront-ils d'autre moyen, pour résoudre la question sociale, que de faire exterminer mutuellement leurs concitoyens dans chaque pays et de transformer l'Europe en un vaste cimetière ?" ; au jardinage (et un de mes plus grands regrets de quitter Poitiers est d'avoir abandonné l'expérience du jardin associatif, qui montre à quel point l'association nous ouvre des portes que l'individualisme effréné a fermées à triple tour) ; au ciel et à ses diverses facettes du jour et de la nuit, qui m'inspirent de nombreux poèmes ; à la solidarité et au partage, et je crois les pratiquer à ma façon, comme je peux, et en cette période, relisons la poétesse Odile Caradec : "Noël, ouvrons tout grand les bras / Ne resserrons pas la maison / autour de ses volets" (Le ciel, le cœur) ; à l'amour évidemment, même si je fustige ceux qui le galvaudent, car, comme le chantait Marina Tsvétaïeva, dans Tentative de jalousie, j'ai envie de crier : "Écoutez-moi ! – Il faut m'aimer encore / Du fait que je mourrai".
Bref, je m'intéresse à beaucoup de choses, à l'amitié en premier lieu, car les amis nous apportent, comme les livres (mais les écrivains ne sont-ils pas des amis?), ce que nous n'avons pas : citons encore l'amie Odile : "Un poème glissé sous la terre / peut faire beaucoup de bruit". Eh bien, un ami sincère se glisse en nous et, à sa façon, il peut faire du bruit. C'est par les ami(e)s que j'ai découvert, entre mille autres choses, le camping, les auberges de jeunesse, l'opéra, la course à pied de longue distance, le jardin collectif, les festivals de cinéma, les bienfaits du cœur ("J'ai atteint tard l'âge de raison. Plus tard encore celui du cœur", nous dit Éric Fottorino, dans Questions à mon père). Et bien sûr, je quitte Poitiers et le Poitou à regret, y laissant tant d'amis, Anne, Catherine, Claude, François, Frédéric, Georges, Gilles, Igor, Jeanne, Marc, Michel, Odile, Patricia, Patrick, Virginie, Yolande et les autres... Chacun(e) m'a enrichi de son être, ce qui n'a pas de prix. Je les remercie...
Grâce à cela, les amis, les lectures, les rencontres, les voyages, j'ai pu essayer de ne pas être comme ceux qui disent : "Tu diras mon épouse / comme d'autres disent ma demeure / ou mon Picasso, sa « Femme qui pleure » / ou mon bien, tout simplement" (Roselyne Ligné, Cela) ; je ne l'ai même jamais pensé. J'ai essayé de me rendre utile aux uns et aux autres, me posant toujours les mêmes questions que le héros de Moacyr Scliar : "Qu'avait-il fait d'utile aujourd'hui ? Selon le maître d'école de Max, telle était la question que les enfants devaient se poser au crépuscule. Qui ai-je aidé ? Quels objets ai-je nettoyés ou fait briller, ou réparés, ou perfectionnés ? Quelle main, et de quel adulte, ai-je embrassée ? Quel voisin ai-je salué avec le sourire ? Quelle petite vieille ai-je aidée à traverser la rue ? Quelle échine de chat, ronronnant, ai-je caressée ?" (Max et les fauves).

Et sans doute j'aime le calme et la paix, mais pas cette fausse tranquillité que stigmatise Etgar Keret, dans la nouvelle Anihou, de son recueil Un homme sans tête et autres nouvelles : "La tranquillité ? La tranquillité, c'est le calme, ce sont des bulles dans la baignoire, une pelouse qui pousse bien, c'est ce qui se passe dans votre réfrigérateur une fois la porte refermée et la petite loupiote éteinte. Bref, la tranquillité c'est le rien". Et surtout, j'ai essayé de ne pas louer l'argent, de ne pas en faire un Dieu, le Veau d'Or que tant adorent, et de ne garder pour moi que ce qui m'était nécessaire, ayant pu constater, exactement comme le héros du roman de Mark Aldanov, La clef : "de tout le mal que j'ai pu voir dans ma vie les trois quarts au moins avaient pour raison l'argent". Je dirais, moi, les neuf dixièmes !
Vous le voyez, un gîte, c'est bien fait pour songer. Encore faut-il en avoir un ! Et je déplore la hausse infernale du coût du logement qui s'ajoute aux multiples dépenses qui n'existaient pas autrefois (chauffage excessif, ordinateurs, téléphones mobiles, internet, jeux vidéo aux prix exorbitants...) et la publicité qui pousse à s'endetter pour des achats parfois inutiles. Et dont la folie saute encore plus aux yeux au moment des fêtes de fin d'année, que finalement je déteste de tout mon cœur. Je suis forcément inquiet quand je vois tout ça.
Pourtant en relisant Platon, je me rappelle que "Celui qui a aimé les plaisirs de la science, qui a orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la vérité, doit attendre tranquillement l'heure de son départ pour l'autre monde, prêt au voyage quand la destinée l'appellera" (Phédon, trad. Frédéric Lenoir).
Je me sens prêt.


Aucun commentaire: