Nous naissons sans savoir parler et nous mourons sans avoir su dire. Notre vie s'écoule entre le silence de celui qui se tait et le silence de celui qui n'a pas été compris, et autour de cela, comme une abeille autour d'un endroit sans fleur, plane un destin inconnu et inutile.
(Fernando Pessoa, Dans le jardin d'Épictète, in Contes, fables et autres fictions)
Hou là là, ça me fait du bien de sortir des cartons et de parler d'autre chose que du déménagement. Ce sera mon dernier déménagement ; sans doute, il me restera encore à aller au cimetière, mais celui-là, de déménagement, les autres, les survivants, s'en occuperont. Quand j'y pense, depuis que j'ai commencé à travailler, j'ai occupé une quantité impressionnante de logements : à Marmande d'abord, en 1968, puis à Agen, en 1969, en tant que maître-auxiliaire dans l'enseignement public, à Paris ensuite, de 1969 à 1970, lors de mon année à l'École nationale supérieure des bibliothèques (comme j'étais rémunéré, je considère ce temps comme un temps de travail, bien que ce fût encore des études), à Tours, pendant mon stage à la Bibliothèque municipale, à Angers, pour mon premier poste de conservateur (deux logements successifs), à Auch, pour mon deuxième poste (deux logements successifs, puis un troisième une fois marié), à Basse-Terre, en Guadeloupe, à Amiens (deux logements successifs) ; à Poitiers enfin : trois logements. Ce qui fait quinze logements, et autant de changements de vie. Pas mal, non ! Quand je pense qu'il y a des gens qui ne bougent jamais ! Mais enfin, j'arrêterai avec ce seizième et dernier appartement, un retour sur mon lieu de naissance, un retour aux sources.
Comme on le sait, je nomadise volontiers. Bordeaux ne sera que mon port d'attache où je ferai des escales plus ou moins longues. J'ai calculé que j'ai à peine dormi neuf mois dans l'appartement que j'occupe actuellement depuis dix-neuf mois, j'ai donc passé plus de la moitié de mon temps en vadrouille. Je pensais à ça en voyant ce film turc, extrêmement étrange, intitulé Il était une fois en Anatolie (sans doute un clin d’œil aux titres des films de Sergio Leone, auxquels il peut s'apparenter par sa lenteur majestueuse, l'écran large et l'utilisation du paysage, mais bien sûr ça n'a rien à voir !). C'est aussi un voyage au bout de la nuit, pour reprendre le titre du roman de Céline. En tout cas, je l'ai vécu tel quel, et comme un voyage au bout de ma nuit (en tout cas de ma nuit intérieure)...
C'est l'étrange histoire d'un groupe de personnes qui se déplacent pendant toute une nuit à la recherche du lieu où un assassin aurait enterré sa victime : il y a trois véhicules, celui du commissaire de police, où se trouvent le délinquant, menotté, et le médecin qui devra faire l'autopsie, celui du procureur et un 4/4 de l'armée, avec des militaires armés de pelles pour l'exhumation. Fait-il exprès de tromper les policiers, le meurtrier affirme que ce serait près d'une fontaine, avec pas loin dans un champ un arbre rond (?) ; mais il avait bu ce soir-là, et ne se souvient pas très bien de l'endroit exact. Et d'ailleurs, de nuit, toutes les fontaines se ressemblent, sur ces petites routes des steppes collineuses d'Anatolie, qui sont parfois des chemins. Le convoi donc s'arrête, fait une recherche, puis, devant les dénégations du meurtrier, repart pour chercher ailleurs. Et ça pourrait continuer longtemps. On est dans la voiture du commissaire, et pour tuer le silence, on cause. Le commissaire rappelle au médecin qu'il a besoin d'une ordonnance pour son fils, semble-t-il, handicapé. Le chauffeur raconte qu'il a trouvé du yaourt de buffle dans une boutique près du commissariat. On se moque du procureur qui occasionne un nouvel arrêt, pour aller pisser (la prostate?). Le meurtrier, lui, reste opaque, on ne saura rien de lui, ni pourquoi il a tué. Le commissaire finit par s'énerver, et même par brutaliser l'individu. Le procureur, qui a faim, demande au commissaire de téléphoner au maire du prochain village pour casser la croûte : c'est l'occasion d'admirer l'hospitalité turque (je repense au beau livre de voyage de Bernard Ollivier, Longue marche) et aussi de découvrir les problèmes du milieu rural (soudain, panne d'électricité). On repart et enfin, à l'aube, on découvre le lieu du crime. Bien entendu, les policiers ont oublié de prendre une housse mortuaire (et l'ambulance commandée était en panne !), il faut envelopper le cadavre dans une couverture, et il est trop grand pour le coffre des voitures !!! Le procureur attrape le fou-rire en découvrant sur le visage du cadavre une moustache à la Clark Gable, analogue à la sienne... Là encore, Thierry Metz nous dit : "C'est un homme assis qui rit tout seul pour combler une douleur".
Je ne raconte pas la suite, c'est un film contemplatif ("Il y a quelque chose d'incertain. D'indicible. Qui ne s'éteint jamais", comme écrit Thierry Metz dans un poème de ses Lettres à la bien-aimée), un road movie, si on veut, mais un peu spécial : il ne se passe rien, sinon dans les âmes. Dans les paysages les personnages sont perdus, la plupart du temps filmés de loin (ah ! ça nous change des films formatés pour la télévision, constitués essentiellement de gros plans ; ici, les quelques gros plans sont signifiants, on est vraiment au cinéma). Ce que je dirai, c'est que cette randonnée au fil de la nuit (c'est long, une nuit quand on ne dort pas : "tu es là / pour une heure / ou pour l'éternité / qu'importe", ai-je trouvé dans le beau recueil de poèmes de Roselyne Ligné, Cela, que m'a offert Odile Caradec) entraîne la découverte des individus, et notamment une vraie rencontre entre le médecin (on sent que chez cet homme actif mais aussi bien contemplatif, et habitué à sonder la souffrance, il y a une fêlure et que les rêveries occupent chez lui une place importante) et le procureur qui se confie dans la nuit, et lui raconte l'étrange histoire d'une amie qui est morte à la date qu'elle avait annoncée plusieurs mois auparavant (on se demande si l'amie en question n'était pas sa femme !). Il n'y a pas eu d'autopsie, au grand étonnement du médecin, qui a sa petite explication sur ce cas exceptionnel (mais est-il si sûr de ce qu'il dit ? La rationalité n'explique pas tout).
Au milieu du film, la très belle scène du repas chez le maire est illuminée, pendant la panne d'électricité, par la présence de la plus jeune fille du maire venue apporter les lampes (on pense au clair-obscur d'un Rembrandt) : un moment de grâce de plus dans ce film étonnant qui nous fait aller au fond des âmes, comme chez Dostoïevski, à qui j'ai pensé plus d'une fois. On n'est pas loin de Crime et châtiment. D'ailleurs, l'inculpé finit par nous paraître presque humain, et en le voyant devant la foule déchaînée à la fin du film, j'ai pensé à la parole de Hannah Arendt, dans Condition de l'homme moderne : "Le pardon libère des conséquences de l'acte à la fois celui qui pardonne et celui qui est pardonné". Et le crime oblige les individus présents à se questionner sur leur propre vie : les nombreuses digressions que sont les dialogues et conversations (on pense parfois au théâtre de l'absurde, il y a une sorte d'humour noir, et j'avoue que j'ai ri à plusieurs reprises) nous font sortir du cadre strict d'un fait divers et de la procédure policière, judiciaire et médicale. Au bout de la nuit, ces hommes ne seront plus les mêmes : ils découvrent comme le poète que "Seul contre son âme un homme ne pèse pas lourd".
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