mardi 8 novembre 2011

8 novembre 2011 : le don de soi



Qu'avait-il fait d'utile aujourd'hui ? Selon le maître d'école de Max, telle était la question que les enfants devaient se poser au crépuscule. Qui ai-je aidé ? Quels objets ai-je nettoyés ou fait briller, ou réparés, ou perfectionnés ? Quelle main, et de quel adulte, ai-je embrassée ? Quel voisin ai-je salué avec le sourire ? Quelle petite vieille ai-je aidée à traverser la rue ? Quelle échine de chat, ronronnant, ai-je caressée ?

(Moacyr Scliar, Max et les fauves)





Je n'ai guère le temps de dérouler mon blog, pris par les préparatifs du déménagement (cartons, tri à effectuer, c'est fou ce qu'on entasse, surtout des livres dans mon cas, ils auront fait des heureux, ceux que je n'ai pas gardés, portage du surplus à Emmaüs ou à la déchetterie), par les travaux de l'appartement de Bordeaux, auxquels je coopère (au moins je m'y sentirai vraiment chez moi, en repensant à la fatigue physique que ça m'aura occasionné), et par les visites que je fais régulièrement à mes vieux amis ou à P., maintenant de nouveau hospitalisée. C'est simple, je crois que je pourrai difficilement trouver du temps pour faire mes adieux à Poitiers, peut-être lors de mon retour après le déménagement, au moment de nettoyer l'appartement et de rendre les clés. Toutefois, j'ai des choses qui me trottent dans la tête. Je suis hanté par le thème du don, du partage, de l'accueil, de l'hospitalité...

Et voilà que je viens de voir le film Intouchables. Pour moi qui me demandais si je faisais bien de continuer à visiter P. de façon aussi assidue, alors que je vais quitter Poitiers et la laisser donc sans nos rencontres régulières (créant ainsi un vide), le film m'a apporté la réponse que j'attendais. Intouchables a un énorme succès, et mérité, je trouve. Ce n'est certes pas un chef d’œuvre, mais un film étonnamment bien fait, bien structuré, extraordinairement bien joué (Omar Sy est fabuleux dans la démesure, et François Cluzet, dans la retenue, j'espère qu'ils obtiendront tous deux un césar), et qui nous en apprend long sur la nature humaine. Et sur un thème hyper casse-gueule : le handicap.
 

Intouchables raconte l'histoire de Philippe, un tétraplégique richissime (on m'objectera qu'évidemment, c'est plus facile de présenter un handicapé qui a plein d'argent, qui peut se payer des masseurs, des domestiques, des secrétaires, des anges gardiens en somme) chez qui les assistants de vie ne durent pas plus d'une semaine. Voici qu'il recrute quelqu'un de hautement improbable, Driss, une espèce de rustre mal dégrossi, sorti de sa banlieue (et accessoirement de prison), noir de surcroît ; en effet, lors de l'entretien de recrutement, Philippe a décelé en Driss la graine d'humanité qu'il recherche désespérément, quelqu'un de dénué de compassion et surtout de pitié (il ne la supporte plus) : comment vont-ils s'apprivoiser, ces deux-là, que tout oppose (Philippe, l'intellectuel raffiné, cultivé, calme et posé, pour qui les livres sont d'un grand secours, ainsi que la musique classique ; Driss, lui, a la culture de banlieue, toujours des écouteurs dans les oreilles, prêt à danser ou à s'agiter, à s'amuser), c'est ce que le film va nous apprendre. Philippe voit bien ce qui cloche chez la plupart des assistants de vie habituels : à l'instar du personnage de Mark Aldanov, dans La clef, il est "sceptique quant aux promesses que les gens n'avaient pas intérêt à tenir". Or, quelles promesses peuvent apporter ceux qui viennent l'aider seulement par intérêt financier ? Driss a un intérêt supérieur qui le fait marcher : pour la première fois, on lui fait confiance, on le rend responsable de quelqu'un d'autre, de quelqu'un qui va dépendre de lui pour tout (manger, respirer, se promener, rire), avec qui il pourra aborder toutes les conversations, même le thème ô combien épineux de la sexualité. En quelque sorte, en prenant en charge le handicap physique de Philippe, et, disons le mot, en l'aimant tout simplement, Driss va surmonter son handicap social.

Je repense aux propos de Jean-Louis Bory (en voilà un aussi qui nous manque) que j'extrais du livre magnifique de Daniel Garcia, C'était Bory (livre qui vient de paraître, accompagné de deux disques de documents INA : des extraits du Masque et la plume de la grande époque, années 60-70, et la radioscopie de Jacques Chancel consacrée à Bory) : "C'est être aimé que je veux. Peut-être serai-je respecté de surcroît ? Tout revient à cela, au bout du compte. La seule règle d'or de l'enseignement, c'est l'amour. Si vous aimez les enfants, vous serez un bon professeur [...] La vocation, le don, c'est cet amour. Cet amour qui vous pousse, pour votre plus grande joie, à payer sans cesse de votre personne, à distribuer votre richesse la plus intime, votre pensée, votre foi. Ça non, ça n'est pas un métier comme les autres". Voilà, le mot est dit. Driss se donne, il s'engage, il paye de sa personne, toujours avec humour, sans aucune condescendance, sans pitié, sans bonnes intentions (lire à ce sujet dans Et si l'amour durait, d'Alain Finkielkraut, le chapitre sur Les Bonnes intentions, le livre d'Ingmar Bergman), il se contente de vivre, d'observer, d'agir, d'être lui-même, et en retour, que voit-il ? Philippe heureux, et qui s'épanouit autant qu'il est possible quand on n'a que la tête qui bouge. Et qui espère même peut-être un nouvel amour.

D'une certaine manière, Driss découvre dans la vie, grâce à ce miraculeux emploi d'assistant de vie, ce que d'autres découvrent dans les livres : "cette possibilité miraculeuse de sortir de la petite vie, celle qu'on nous impose, et de se trouver tout d'un coup dans des mondes qu'on n'imaginait pas, où on se trouve bien, où on se trouve mal, mais on se trouve ailleurs. C'est toujours un monde beaucoup plus intéressant que le sien propre" (Maurice Nadeau, Le chemin de la vie : entretiens avec Laure Adler). Et c'est un monde sur lequel il imprime sa marque.

Driss réalise sans le savoir ce que propose l'Évangile de Matthieu (25, 35-36) : "Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir". Alors, un conte de fées ? Chiche que le monde irait mieux si nous faisions comme Driss !

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