tout ce que j'ai essayé de faire dans la vie, j'ai essayé de tout mon cœur de le faire bien ; à toutes les entreprises auxquelles je me suis consacré, je me suis consacré complètement ; pour les grands objectifs et pour les petits, j'ai toujours été d'une ardeur absolue. Je n'ai jamais cru qu'il fût possible à une quelconque aptitude naturelle ou acquise d'espérer atteindre son but si elle prétendait se dispenser de la compagnie des qualités simples, solides et laborieuses; […] rien ne peut remplacer une ardeur sincère, fervente et prête à tout.
(Charles Dickens, David Copperfield)
Au moment où le monde subit des grandes catastrophes qui ne sont pas si naturelles que ça, car si sans doute un tremblement de terre et un raz-de-marée le sont, la décision de construire une centrale nucléaire en bord de mer dans une zone sismique ne l'était pas, et si la révolte en Lybie est naturelle – un peuple oppressé finit toujours par se révolter –, la répression qui est en train de se passer ne l'est pas, elle fonctionne sur le matériel technologique et meurtrier fourni par l'Occident ("l'ordre brutal et factice qu'impose, sur un champ de ruines, la raison d'Occident et sa foi ou ses fois – toutes aussi tyranniques et se niant mutuellement. Ce n'est rien de régner sur un monde, qu'on a, pour les trois quarts, asservi, avili, ou détruit", écrivait Romain Rolland dans La vie de Ramakrishna), à ce moment donc, il peut paraître dérisoire d'écrire ne serait-ce que quelques lignes, ou de s'adonner à la poésie...
On me posait hier à brûle-pourpoint la question suivante : « Vas-tu refaire ta vie ? » J'avoue ne pas comprendre très bien le sens d'une telle question. Mais comme je sais que le sens qu'on lui donne généralement est celui du remariage ou d'un nouveau compagnonnage, j'ai répondu fermement, trois fois de suite, en regardant mes interlocuteurs dans les yeux : « Non ! » Et je ne souhaite pas qu'on me repose la question !
Je vais déménager, je ferai sans doute des choses diverses, je partagerai autant que je peux et distribuerai mon amour autour de moi sans lésiner. Je ne resterai pas inactif, peut-être (mais pas sûr) écrirai-je d'autres livres, qui seront avant tout des livres de partage. Mais refaire sa vie me paraît ne vouloir rien dire : puis-je revenir en arrière ? Ce que sous-entend le re de refaire ? Je vais essayer de faire que le restant de ma vie – et je rappelle que je suis dans la salle d'attente, même si je peux occuper cette dernière pendant un temps assez prolongé, vu que "c'est la production d'une survie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio-pouvoir de notre temps" (Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz) – le reste de ma vie donc, soit aussi beau que l'a été ce qui a précédé, dans la mesure toutefois où je peux traiter de beau ma vie. Mais j'ai eu de la chance (ou je l'ai forcée), et oui, ma vie a été une belle vie...
Mais quand je vois tous ces malheurs, non seulement dans le monde entier, mais tout près de moi, quand je vois les ravages du vieillissement avec par exemple la maladie d'Alzheimer ("déconnexion de l'organique et de l'animal, [...] cauchemar d'une vie végétative survivant indéfiniment à la vie de relation, d'un non-homme infiniment séparable de l'homme", toujours Giorgio Agamben), je vois assez précisément comment faire dans ce qui va advenir de ma vie. Un des personnages du David Copperfield de Charles Dickens dit : "de la façon dont je vois les choses, monsieur, nous nous rapprochons tous du bas de la pente, quel que soit notre âge, du fait que le temps ne s'arrête jamais un seul instant. Alors, faisons toujours des gentillesses, et soyons-en plus que réjouis".
Je n'oublie pas non plus qu'en vieillissant, "plus personne ne vous contemple, plus personne ne vous considère comme une étoile au ciel, vous n'êtes plus qu'un boulet qui traîne la patte, […] une traînée sans traîne, une mariée noire, une ombre" (Gilles Sebhan, Domodossola : le suicide de Jean Genet). Sans être aussi pessimiste que cette phrase que j'ai relevée dans une de mes dernières lectures, il faut en tenir compte. À mon âge, le couple n'a plus de sens, de mon point de vue, et chacun est libre, je n'empêche personne de se remarier !
Mais peut-être finirai-je par reconstituer une petite communauté de vie, un phalanstère où chacun apporterait son savoir-faire, son savoir-être, son aide, son amour aux autres. C'est vrai qu'on crève de solitude dans nos sociétés, chacun dans son petit logement, et que ça peut devenir terrible quand le grand âge survient. L'idéal serait une communauté inter-générationnelle – les maisons de retraite, de quelque façon qu'on les regarde, sont une horreur absolue, des « camps de la mort » (tant pis si je choque par cette comparaison), sans la violence des S.S. sans doute, et encore, parfois je ne suis pas certain qu'il n'y ait pas des violences morales autant que physiques, avec en particulier le prolongement inacceptable d'une vie sans sens, et la mort qui nous est volée.
Comme l'a noté Jorge Semprun dans Le grand voyage, une de mes dernières lectures (et un livre exceptionnel) : "de toute façon, l'heure de mourir est toujours inhabituelle". Je vous laisse méditer là-dessus.
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