Écrire ! Verser avec rage toute la sincérité de soi sur le papier tentateur, si vite, si vite que parfois la main lutte et renâcle, surmenée par le dieu impatient qui la guide…
(Colette, La vagabonde)
Au cours de mes vagabondages actuels, il fallait bien que, après La société des vagabonds, du Suédois Harry Martinson, je tombe sur La vagabonde, roman d'un de mes auteurs préférés, la grande Colette, dont j'avais déjà lu, avec Claire, à l'automne 2008, à Noirmoutier, les délicieuses notes, moins romancées, de l'Envers du music-hall.
Après l'échec de son mariage, la narratrice et héroïne, Renée Néré, se lance comme artiste de music-hall, dont on trouve ici une évocation minutieuse et malicieuse dans les cafés-concerts de Paris et de province. Elle y joue la pantomime avec Brague, et côtoie des chanteurs et chanteuses, des acrobates, des dresseurs d'animaux. Elle décrit une tournée provinciale exténuante, les trains, les chambres d'hôtel miteuses, les spectacles, et nous plonge dans une solidarité de camarades, « orgueilleusement résignés à leur sort de vagabonds », pour qui « comme le repos et la sécurité, la tendresse est [...] un luxe inaccessible… »
Renée a décidé de devenir la «vagabonde», libre saltimbanque, dans une sorte de retrait sentimental (à noter le roman précédent intitulé La retraite sentimentale) : « Rien. Non, rien ne me retient ici, - ni ailleurs. Aucun cher visage ne surgira du brouillard, comme une fleur claire émerge de l‘eau obscure, pour prier tendrement : - Ne t‘en vas pas ! »
Pourtant, elle a la nostalgie de la sécurité d'un foyer et de l'amour, et se laisse prendre par la cour admirative de Maxime Dufferein-Chautel, le « grand serin », un riche bourgeois oisif, qui l'a vu à l'Empire-Clichy à Paris, et est fort amoureux d'elle. Mais, déçue par sa précédente expérience conjugale, qui fut un enfer (un mari volage, « l'homme que jamais aucune femme n'a plaqué », disait-il de lui-même, et qui ne pensait qu'à l'argent), Renée connaît trop les aveuglements de l'amour et ne se laisse pas prendre si facilement : « Que sais-je de l‘homme que j‘aime et qui me veut ? Lorsque nous nous serons relevés d‘une courte étreinte, ou même d‘une longue nuit, il faudra commencer à vivre l‘un près de l‘autre l‘un par l‘autre. Il cachera courageusement les premières déconvenues qui lui viendront de moi, et je tairai les miennes, par orgueil, par pudeur, par pitié, et surtout parce que je les aurai attendues, redoutées, parce que je les reconnaîtrai… » Ayant déjà vécu, Renée sait combien la volupté n'est qu'une faible partie de l'amour : « La volupté tient, dans le désert illimité de l‘amour, une ardente et très petite place, si embrasée qu‘on ne voit d‘abord qu‘elle… » Oui, mais après ?
Et surtout, elle craint de perdre sa liberté, en particulier avec un homme si amoureux : « Et qu‘attend-il présentement ? Que je tombe dans ses bras ? Rien n‘étonne un homme épris. » D'ailleurs, ne pense-t-elle pas de lui : « Il ne me veut aucun bien, cet homme-là, - mais il me veut. » Pas mal vu, n'est-ce pas, messieurs ? Et puis, elle a déjà trente-trois ans, elle insiste beaucoup là-dessus : « Peur de vieillir, d'être trahie, de souffrir... »
Et, la tournée terminée, loin de décider de rentrer à Paris pour vivre cet amour, elle rompt avec Maxime : « Cher intrus, que j‘ai voulu aimer, je t‘épargne. Je te laisse ta seule chance de grandir à mes yeux : je m‘éloigne. […] Je t‘abandonne, et, grâce à moi, tu vas peut-être t‘augmenter de ce qui te manque. » Et elle choisit, au moins momentanément la solitude, qu'elle connaît tellement bien : « il y a des jours où la solitude, pour un être de mon âge, est un vin grisant qui vous saoule de liberté, et d‘autres jours où c‘est un tonique amer, et d‘autres jours où c‘est un poison qui vous jette la tête aux murs. » Bien sûr, elle sait ce qu'elle risque, et se laisse parfois aller à un soupçon de regret : « Je ne suis ni meilleure, ni pire que tout le monde, et il y a des heures où j‘aimerais défendre aux autres de s‘amuser quand je m‘embête… » Comme tout cela sonne juste !
J'ai été une nouvelle fois enthousiasmé par Colette, qui relate ici, mais sous forme de roman (il y a une vraie transposition, et ça n'a rien à voir avec nos autofictions d'aujourd'hui), son expérience du music-hall qui a succédé à son divorce d'avec Willy en 1906 : il fallait bien qu'elle gagne sa vie ! Elle crée des personnages ressemblants probablement à ceux qu'elle a connus, mais qui sont réinventés.
La narratrice, débarrassée de l'échec du mariage, ne succombe pas aux conseils insidieux : « Ou bien vous me conseillez un amant, par hygiène, comme un dépuratif ? Pourquoi faire ? Je me porte bien, et Dieu merci ! Je n‘aime pas, je n‘aime pas, je n‘aimerai plus personne, personne, personne ! » Et, ainsi, elle ne ressasse plus ce qui fut un échec, et se contente avec son « grand serin » d'un amour de transition : elle sait que ce dernier la force à se « rappeler, trop souvent, que le désir existe, demi-dieu impérieux, faune lâché qui gambade autour de l‘amour, et n‘obéit point à l‘amour… » Et, en fin de compte, voici ce qu'elle dit : « À force d‘hésiter, je choisis le silence. » Et ce n'est pas si difficile, au fond, c'est la simple continuation de la vie : «L‘isolement, oui. Je m‘en effrayai, comme d‘un remède qui peut tuer. Et puis je découvris que... je ne faisais que continuer à vivre seule. » Comme elle était seule dans le mariage ! Et puis, ça ne l'empêche pas de rêver : « Rien ne mène - je le sais - à l’amour. C‘est lui qui se jette en travers de votre route. »
C'est curieux. Parce que je me suis mis à lire ce roman de Colette, découvert dans la bibliothèque de ma sœur, sitôt après avoir vu le film de Mathieu Amalric, Tournée, très proche par le fond et même par la forme, vagabond récit d'une tournée. Il s'agit en effet d'une tournée d'artistes assez kitsch, des stripteaseuses “new burlesque”, qui ressemblent assez aux collègues de Renée Néré, et mènent une vie décousue, à la fois belle, sale et laide, mais toujours sincère et solidaire. Et ces pauvres stripteaseuses sont bien comme la vagabonde et peuvent dire comme elle : « Me voilà donc, telle que je suis ! Seule, seule, et pour la nuit entière sans doute. »
Un film qui m'a conquis, malgré quelques maladresses et longueurs, ces dernières ne faisant que refléter probablement l'épaisseur du temps quand on n'est pas chez soi. Au fond, le cyclo-lecteur ne connaît-il pas lui aussi son genre de tournée ? Ne fait-il pas connaissance d'une certaine solitude, qu'il doit apprivoiser ? Bien sûr, il trouve une autre solidarité que celle de ces artistes, puisqu'il est seul ! C'est celle qui lui est offerte par les hôtes qui l'hébergent. Mais, comme Renée Néré, il lui arrive souvent de se dire : « - T‘es bien dans la lune, dis donc ? »
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