mardi 3 février 2009

3 février 2009 : Pour saluer Ozu



Car l’artiste, il est vrai, demeure toujours plus près de son enfance, ou peut-être plus fidèle à son enfance que l’homme cantonné dans la réalité pratique ; et l’on peut dire que différent de celui-là, il s’attarde éternellement dans l’état rêveur d’une humanité pure et les jeux de l’enfant.

(Thomas Mann, Le docteur Faustus)


C’est vers la fin des années 70 que nous avons fait la connaissance d’Ozu.

Marrant de dire "faire la connaissance", quand il s’agit de quelqu’un mort depuis déjà pas mal d’années ! Avec un film exceptionnel, sans doute un des plus beaux jamais réalisés, dans un noir et blanc somptueux, Voyage à Tokyo, datant de 1953. Jusque-là, je me croyais bon connaisseur du cinéma japonais, parce que j’avais vu cinq ou six films de Kurosawa et autant de Mizoguchi, et un ou deux de Masumura, Kobayashi, Naruse, Teshigahara et Kinugasa. Je reconnais que c’était à l’époque largement plus que la moyenne de mes compatriotes allant au cinéma. Mais enfin, ma connaissance de cet univers n’allait guère plus loin que celle de cet Anglais qui, de passage sur un port français, aperçoit une Française rousse, et, de retour en Angleterre, va clamant partout que les Françaises sont rousses !

Peu à peu, les films d’Ozu (1903-1963) sont ressortis en France, et maintenant le DVD permet d’avoir une vue beaucoup plus complète de son œuvre, extrêmement attachante, variée, et profondément humaine.

Voyage à Tokyo raconte l’équipée d’un vieux couple, Shukichi et Tomi, venus rendre visite à leurs enfants installés à Tokyo. Ils ont tous leurs occupations et ressentent cette visite comme une intrusion dans leur vie quotidienne. Ils se les refilent, à tel point que les vieux parents finissent par se considérer comme des "sans-abri". Seule leur belle-fille, Noriko (dont le mari est mort à la guerre) se montre empreinte d’humanité et de courtoisie ; Shukichi et Tomi lui disent d’ailleurs : "Il faut que tu oublies notre fils", et souhaitent qu’elle refasse sa vie. A la mort de Tomi, Shukichi offre sa montre à Noriko, comme symbole du recommencement.


Ozu montre avec art dans Voyage à Tokyo l’effondrement des liens familiaux dans la société moderne, la résignation des vieux parents et la sécheresse de cœur des enfants qui mènent leur vie. Pourtant il n’y aucune aigreur, un constat simplement. "Nous devons admettre que nous sommes plutôt heureux", dit Shukichi. A quoi répond Tomi : "C'est vrai nous avons eu beaucoup de chance". La mort est pourtant là, qui rôde. Mais le film est serein, comme une élégie sur le temps qui passe. Un des plus beaux films du monde.

Et voici que, grâce à l’excellence du fonds de DVD de la Bibliothèque universitaire de Poitiers (mais on pourrait en dire autant de celui de la Médiathèque municipale qui possède aussi un fonds Ozu important), nous venons de visionner quatre autres films d’Ozu : deux muets, Chœur de Tokyo et Une auberge à Tokyo, et deux des années 50, Été précoce et Bonjour. Le bonheur pur de la découverte d’un immense cinéaste, l’égal de Chaplin (Une auberge à Tokyo) et de Tati (Bonjour) pour son sens de l’observation comique, de Renoir, de De Sica ou de Ford pour la simplicité avec laquelle il montre les rapports humains. Des films qui nous encouragent à partir à la rencontre du reste de l’œuvre !

Chœur de Tokyo (1931) raconte l’histoire d’un jeune homme, Okajima. Un prologue nous le montre, encore lycéen à un cours de gymnastique. Puis on le voit employé dans une compagnie d’assurance. Il a promis à son fils de lui acheter une bicyclette. Mais comme il proteste contre le renvoi injustifié d’un vieil employé de la compagnie, il est viré à son tour. Licencié, il ne retrouve pas de travail. Son ancien collègue est devenu homme-sandwich. Okajima doit vendre une partie de ses affaires pour faire soigner sa fille à l’hôpital. Il finit par retrouver son ancien professeur de gymnastique qui a ouvert un restaurant ouvrier avec sa femme, et lui propose de venir y travailler, en attendant mieux. Finalement, grâce aux relations que le professeur a gardées dans les milieux enseignants, il arrive à décrocher pour Okajima un poste de professeur d’anglais en province.


Dans ce film qui évoque en filigrane la grande crise de 1929, Ozu fait preuve d’une finesse rare dans la vision du chômage, de la pauvreté, du courage auxquels doivent faire face les perdants. Okajima a vendu les vêtements sans le dire à sa femme. Quand elle le découvre, elle voit son mari jouer avec les enfants. Elle comprend que c’était pour payer l’hôpital et accepte ce sacrifice, elle se mêle à leur jeu. La scène est d’une simplicité bouleversante. On découvre ici comme dans d’autres films le rôle important joué par les enfants, extrêmement intransigeants. Le fils est exclu des jeux des autres enfants parce qu’il n’a pas de vélo. Quand son père, qui vient d’être licencié, lui offre une trottinette à la place du vélo attendu, le garçon est vexé et réagit durement. Ce film explore les frustrations liées au contexte économique, mais aussi l’attachement familial qui rend la vie heureuse.
Une Auberge a Tokyo

Une auberge à Tokyo (1935) est encore un film muet. Comme Chaplin, Ozu met du temps à accepter le bavardage, et fait une confiance absolue aux images. Et comme il a raison, en l’occurrence. C’est, comme le précédent, un film sur le chômage et les suites de la crise économique. Le héros, Kihachi, erre avec ses deux garçons, à la recherche d’un emploi dans la zone industrielle de Tokyo. Les deux garçons attrapent des chiens errants, ce qui leur permet de gagner un peu d’argent pour se nourrir, eux et leur père. Dans l’auberge où ils dépensent cet argent, ils rencontrent une mère, Otaka, également au chômage, qui erre aussi avec sa petite fille ; les trois enfants sympathisent. Ils les retrouvent sur les terrains vagues autour des usines le lendemain. La patronne de l’auberge se révèle une ancienne amie de Kihachi, et accepte de lui donner du travail. Ils recueillent aussi dans l’auberge Otaka, dont Kihachi est secrètement amoureux, et qui n’a toujours pas trouvé de travail, et sa fille. Un beau jour, elles disparaissent. En réalité, la petite fille est tombée malade, et Otaka, qui est sans argent pour la mettre à l’hôpital, s’apprête à se prostituer. Kihachi alors se livre à un cambriolage, donne l’argent à Otaka pour faire soigner sa fille, et se rend à la police, après avoir confié ses enfants à la patronne de l’auberge. Grâce à lui, "une âme a été sauvée", précise le carton muet de fin du film.

On retrouve donc ici la misère, l’exclusion des enfants, la maladie et l’absence de sécurité sociale, mais aussi le bonheur simple des relations familiales, la complicité entre père et fils. Mais tout cela n’a rien d’une tragédie, même si, en filigrane, le désespoir est bien là, inscrit dans l’acte ultime du père. Bien au contraire, il y a chez tous ces humiliés une joie de vivre qui se manifeste dans les jeux, dans leur capacité à trouver matière à jouer, même dans l’absence la plus cruelle, celle de la nourriture. La splendide scène du repas imaginaire, où père et enfants miment ce qu’ils mangent, est à rapprocher de celle de la danse des petits pains dans La ruée vers l’or, et tout aussi belle. On est proche aussi du néoréalisme italien, et on se demande si De Sica n’a pas connu les films d’Ozu : après tout, le Japon était allié de l’Axe pendant la guerre, et les films japonais y étaient peut-être distribués. En tout cas, il y a là une filiation évidente avec Le voleur de bicyclette. Avec ces deux films, Ozu montre une prédilection pour les films sociaux, mais aussi centrés sur la famille.

Cette même famille est au cœur des deux autres films, plus récents, Eté précoce (1951) et Bonjour (1959).
Dans Eté précoce, un couple vieillissant vit avec le fils, médecin, la belle-fille, les petits-enfants (deux garçons turbulents) et la dernière fille, Noriko, vingt-huit ans, et encore célibataire, ce qui inquiète un peu les parents. Tout le film va donc tourner autour de la recherche d’un époux pour Noriko. Le patron de Noriko voudrait lui présenter un de ses amis, célibataire, et bon parti (mais probable coureur de jupons, et âgé de douze ans de plus qu’elle). Ce mariage avantageux fait parler de lui. Mais Noriko et son amie Ayako défendent le droit au célibat, surtout quand elles voient leurs amies mariées. En fait, Noriko est secrètement amoureuse d’un veuf avec enfant, et accepte de l’épouser. Après son départ, les parents quittent aussi Tokyo pour aller rejoindre un vieil oncle en province.
Eté précoce

Changer les choses, voilà ce que montre le film. Même si Noriko préfèrerait vivre chez ses parents, parce qu’elle porte avec son amie Ayako un regard lucide sur la vie des couples mariés, elle craint de finir vieille fille, bien qu’elles en rient ensemble. Mais les jeunes doivent vivre, et même le vieil oncle sourd souhaite la voir mariée. Et les jeunes enfants, avec leur insouciance, mais aussi leur intransigeance (ils fuguent et mettent la famille en émoi), Minoru et Isamu, montrent bien que le cours naturel des choses doit continuer. Et le choix de Noriko accélère la désintégration de la famille. Eté précoce est encore un film magistral, dans un noir et blanc superbe. Décidément, le cinéma a beaucoup perdu, en passant (souvent sans vraie raison) à la couleur.
Bonjour

Enfin, Bonjour est totalement surprenant, car là, il s’agit d’une comédie. Les autres films avaient certes des scènes comiques. Bonjour fait pratiquement rire d’un bout à l’autre. c’est un film sur les relations parents/enfants et sur les relations de voisinage. Dans un quartier de banlieue de Tokyo, deux enfants, Isamu et Minoru, vont être le détonateur de la comédie. Célèbres chez les autres enfants par leur art du pet, Isamu et Minoru vont voir la télévision chez leurs voisins (malgré l’interdiction de leur mère), plutôt que d’aller aux cours particuliers d’anglais. Comme leur père refuse d’acheter un poste, ils se rebellent, le père leur ordonne de se taire. Ils le prennent au mot (on retrouve là l’intransigeance enfantine déjà vue dans les autres films) et décident de se taire, à la maison, dans la rue, et même à l’école. Comme ils ne répondent plus au bonjour des voisines, ils sont à l’origine d’une brouille entre les femmes du quartier et leur mère.

Opposition entre ancienne et nouvelle génération, symbolisée par l’apparition du téléviseur, obéissance et respect dus aux parents, sont au cœur du film. Ozu n’insiste pas, l’humour est partout présent, on se croirait chez Tati, entre Les vacances de M. Hulot (pour l’observation des mœurs) et Mon oncle (pour l’apparition de la modernité, d’ailleurs le film est, aussi, en couleurs). Les femmes du quartier se jalousent secrètement ou ouvertement, les enfants en jouent. Les usages conventionnels de langage (comme le fameux bonjour) sont pourtant le liant de la société, comme le rappelle le professeur, mais les enfants sont peut-être trop jeunes pour le comprendre. A la fin, pourtant, ils finissent la grève de la parole, mais après que le père ait acheté le fameux téléviseur. Si cette comédie avait été doublée en français, elle aurait fait un malheur en salles !

Décidément, Ozu n’en finit pas de nous surprendre, et l’art du cinéma est porté à des sommets rarement égalés.


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