dimanche 15 février 2009

15 février 2009 : de la solitude


un homme seul est triste, n’est-ce pas ?
(William Cliff, Adieu patries)

De même que le soleil couchant ne se retourne jamais et semble disparaître définitivement, puis ressurgit triomphant le lendemain, ou s’il y a des nuages, quelque temps ou quelques jours plus tard, de même les fentes de ma mémoire gardent la trace des plages de la solitude qui l’encombre, qui s’y prélasse pour y dormir un moment, et qui refleurit toujours, quand on l’attend le moins.

Mais cette solitude est-elle, dans mon cas, un manque, un vide à combler, un boulet, une souffrance ou simplement une réalité ? Dans quelle mesure l’ai-je choisie, voulue, acceptée, et même revendiquée, comme pour me bercer dans le monde ou m’y protéger par mon silence ?

Et d’abord, cette solitude sur laquelle je semble voguer sans fin, quelle est-elle ? Ce n’est pas de l’isolement. Ça l’a été autrefois, quand je me sentais hors du circuit ordinaire de la société, débordant du trop plein de mes nuits cafardeuses, alors même que je réussissais mes études, que j’offrais aux regards toutes les apparences de la norme, que je m’établissais dans un emploi qui me convenait.

Oui, j’ai vécu dans un isolement certain, d’un seul tenant, pendant quelques années gémissantes de silence. Incapable de me lier avec un prochain d’une façon sociable, de peur sans doute de m’engager, aussi bien dans la politique (je suis, comme Panaït Istrati, "l’homme qui n’adhère à rien"), la religion (je me suis sans vergogne détourné de Dieu et surtout de ses représentants sur terre), la sexualité (comme les femmes me faisaient peur et, peut-être plus encore, les hommes !), j’ai vécu quelques années imprimées de solitude au milieu de la foule des étudiants ou des jeunes travailleurs. Je faisais pourtant des efforts : quelques flirts ou liaisons pour me faire croire que je pouvais aimer, quelques contacts dans des groupes ou associations (une fois pour toutes, c’est comme si je n’y étais pas !), des voyages avec des amies, et j’ai même fréquenté un peu les boîtes de nuit, où j’espérais que la solitude resterait à la porte, et où j’ai pu sonder les gouffres profus et puérils de l’ennui commercialisé.

Pourtant, c’est une association qui m’a sauvé. Oh, une toute petite. Dans cette auberge de jeunesse associative autogérée de Trélazé, je me suis senti accepté par les trois autres membres de l’association, avec qui je pouvais partager un peu de ma situation – je me retrouvais bien avec J., en particulier, qui m’a paru être pétri d’une solitude assez grande, semblable à la mienne. Et j’ai pu me rendre utile aussi, en participant cet été-là à toutes les tâches (montage des tentes, installation, accueil des arrivants, cuisine, vaisselle, etc.), ce qui m’a en partie délivré de ce cauchemar d’être hors circuit. En l’espace de trois mois, ma pensée muette s’était rompue, et j'ai eu l'impression d'être suffisamment "libéré" pour être prêt à Auch, dans mon nouveau lieu de vie, à accueillir chez moi des intrus : des copains, mes sœurs, puis finalement une compagne.

Mais la solitude ne m’a pas quitté pour autant. Ce sentiment d’être à part, à l’écart, jusque dans l’amour, est resté, je l’avoue, une angoisse éprouvante, affective surtout. J’étais là sans être là, souvent. Maintenant seulement, dans le don presque total qui m’incombe, j’ai l’impression d’atteindre les racines de l’autre. Mais n’est-ce pas un peu tragique que ce soit la dépendance que je rencontre chez Claire – et qui appauvrit considérablement sa vie et son esprit – qui me permette enfin d’échapper à ce sentiment de solitude que je croyais définitif ?

Est-ce que mes nombreux changements professionnels (j’ai tout de même occupé six postes différents de conservateur de bibliothèque) ont été liés à ce besoin de me motiver pour sortir de cette solitude ou, au contraire, l’ont-ils accentuée ? Etais-je suffisamment sensible à l’accueil de l’autre, du prochain, du collègue, de l’ami, de l’aimée ? N’ai-je pas dépensé beaucoup d’énergie pour, en fin de compte, refuser de me laisser apprivoiser ? Mon activisme associatif – qui fut réel à différentes reprises – était-il, lui aussi, une façon d’échapper à la solitude ? Ou peut-être, un poignard que je me plantais dans le dos pour détendre les liens de l’absence et du manque ?

D’une certaine façon, ma forme de solitude a contribué fortement à la création de mon identité, a aussi beaucoup enrichi ma vie, parce qu’elle a permis des lectures, des découvertes, des voyages même (ce périple polonais de 1974, où j’ai atteint les cimes de l’isolement, malgré la qualité de l’accueil de Piotr et de sa famille) et un développement de ma vie intérieure, de ma conscience propre. Je me suffisais à moi-même, sans être forcément capable d’être un plus pour les autres. Etait-ce une forme de refus de l’âge adulte ou de la maturité ? Ou bien au contraire, la solitude me satisfaisant en partie m’a-t-elle permis de comprendre les autres, tels qu’ils sont, avec leur propre solitude ? D’accepter qu’eux aussi soient seuls ?

Tout cela est bien complexe. Maintenant, j’aurais assez tendance à penser que je me suis agrandi, peut-être grâce aux épreuves que la solitude m’a obligé à traverser. Un peu comme dans La flûte enchantée, en triomphant des épreuves (dans le silence intérieur), on atteint un stade supérieur. Je suis capable de communiquer, au moins par écrit, de m’engager dans l’aide effective à Claire, de soutenir l’accomplissement de mes enfants ou de quelques personnes de mon entourage, d’aimer des amis plus que moi-même…

Alors, la solitude, que j’ai acceptée comme une compagne de toute ma vie, suspendue à mes épaules et me broyant le cœur, a-t-elle été constructive, tout de même ? C’est elle qui me guide sur les sentiers de la création (en admettant que je crée quelque chose !), qui me donne une énergie positive (je pense à la solitude que procure le vélo), qui me ressource vers l’essentiel, la méditation, la contemplation, la plénitude de l’instant qui passe, fût-il douloureux, qui m’a donné aussi la sécurité d’être moi-même (sans doute aurais-je aimé être aussi un autre !), qui m’a permis d’inventer mes apprentissages et mon mode de vie, de creuser mon chemin et peut-être d’aider quelques-uns de ceux que j’ai rencontrés à découvrir aussi leur route, pour échapper à l’écho immonde du malheur ou pour le vaincre.

On m’a souvent taxé de "triste". Je n’en ai jamais eu l’impression. Mais le goût de la solitude conduit souvent l’individu à une certaine intériorité : il n’a qu’un pied dans le jour (et, parfois, je ne l’engageais même pas, le pied, le bout d’un ongle peut-être). Et si, de plus, il se sent seul, alors, il peut paraître triste aux yeux des autres. En ce qui me concerne, parler de ma solitude n’a jamais débouché sur une vision de tristesse, je ne crois pas. J’ai toujours été habité par les étoiles, et n’ai jamais vécu des relations superficielles : ce sont celles-là qui sont tristes. Je n’ai jamais fui pour trouver ailleurs un peu de gaieté qui m’aurait manqué : le factice des boîtes de nuit m’a sauté aux yeux, par exemple.

Et je ne me suis jamais (sauf en de brefs moments) refermé sur moi-même. Tout en ayant conscience que personne ne peut entrer dans ma tête, et que je ne peux entrer dans la tête de personne. Y compris de la personne avec qui je vis depuis longtemps et que j'aime. Et quand elle souffre, elle souffre seule, et la compassion reste faible devant cette souffrance qui est dans la conscience de l’autre : seul avec soi-même, le corps souffrant a le pur sentiment d’exister, ce qui n’est pas toujours reconnu par l’autre.

Néanmoins, la souffrance, comme l’amour, peuvent rapprocher les individus, ce sont les deux faces de la montagne de la vie, et nommer l’un, c’est inventer l’autre. Peut-être que l’existence authentique doit nous faire passer par ces deux états pour la conquête de soi, pour sortir de la confusion et de la dispersion dans lesquelles nous plonge la société moderne (toute société ?).

Et quand la solitude n’est pas un retrait, mais la constatation d’un état de fait, son acceptation, est-ce que ça ne nous permet pas de rattraper notre ombre ? Et peut-être celle des autres ?


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