samedi 22 juin 2024

22 juin 2024 : un voyage en Inde

 

                      Je ne mourrai pas dans cette maison. J’ai résolu de partir pour un lieu inconnu, où on ne saura qui je suis. J’irai peut-être tout droit à votre chaumière pour y mourir. Seulement, je le sais d’avance, vous me rudoierez ; nulle part, on n’aime les vieux.

                   (Léon Tolstoï, cité dans Alexandre Bergamini, Nue India, journal d’un  vagabond,  Arléa, 2014)

                 Puisque j'ai repris mes voyages - oh ! ce ne sont pas des pérégrinations en solo, comme Alexandre Bergamini, dont je viens de découvrir, grâce à la Bibliothèque municipale de Bordeaux, le récit de voyage  Nue India, journal d’un vagabond  (Arléa, 2014), où il raconte ses vagabondages dans l'Inde actuelle - je recommence à lire ce genre de livres. Je ne sais pas en quelle année il a fait ces errances dans un pays qui nous reste à maints égards mystérieux. Mais je présume qu'il avait déjà la quarantaine, et qu'il cherchait à faire le deuil de son frère aîné qui s'est suicidé à 18 ans, qu'il cite à plusieurs reprises ici.

            Ce qui le frappe d'entrée, c'est l'odeur de l'Inde (titre du premier chapitre) ou plutôt les odeurs, qui sont celles de l'humidité chaude, de la décomposition des animaux, de la promiscuité et de la misère humaines.  Mais peu à peu, il s'y fait, au point de se fondre dans la foule, de dormir par terre dans les temples, ou à proximité d'un éléphant, ou dans des lits crasseux. C'est qu'il ne fait pas un voyage organisé, il fuit les touristes comme la peste. En allant dans l'inconnu, il est en fait à la recherche de lui-même.

                Et il découvre ici la vacuité de son existence ordinaire : "Je me rendais l’existence impossible à vouloir agir, devenir, penser. Plus j’abandonne une résistance à être, et plus je me nourris et me ressource sans effort. Mes peurs sont un carcan d’oppression, un joug de hantises. Que puis-je réellement craindre, la perte ?" Il se découvre, au contact des autres, libéré de ses conditionnements, de la peur d'être soi-même. Que, même au milieu de la pire misère, des gens en haillons, affamés, atteints de la lèpre, il entre de plain-pied dans l'humanité, il commence à voir sa vie (et même la vie en général) "comme un privilège, et non comme un droit". Il "aspire plus à une vie juste plus qu’à une vie d’abondance".

            Il est bien obligé de voir les dégâts qu'a causés la colonisation occidentale ici comme ailleurs : ainsi, il constate sue les "éléphants sauvages n’existent plus. Comme les tigres, ils ont été décimés en majorité par des étrangers riches sans scrupule. Ils ont tué les tigres du haut des éléphants, puis tué les éléphants du haut d’hélicoptères. Que dire sinon que ces hommes sont la honte de l’humanité ?" Il se pose la question suivante : "Quelque chose de notre humanité a été altérée. Un souvenir du bonheur d’être nous sans limites. Comment étions-nous lorsque nous étions humains ?" Il reste lucide toutefois devant le spectacle des intouchables et le système ingrat des castes. Mais il arrive à créer des liens : la compassion, l'empathie, l'amitié peut-être lui paraissent possibles.

                Peut-être parce qu'il a fait un voyage en solitaire, dont il se félicite : "La solitude me réconforte. Je fuis les bruyants, les bavards, les touristes et les voyageurs malins qui cherchent un contact de compatriotes complices". Il comprend que ce pays lui a dessillé les yeux, lui a permis d'être "présent au monde, entier, en harmonie", et qu'en fait, il n'était "pas seul". Il termine en évoquant son amitié avec Abhilash, qui lui fait don d'une "fleur de frangipanier ; j'y sens mon âme", et avec qui il peut dire que "nos cœurs plongent dans les racines de la vie".

            Un beau livre, saisissant, qui nous réconcilie avec le vrai voyage, celui où on se déconnecte de sa vie originelle, où on se sent appelé "à [se] dépouiller, par rapport à [sa] vie passée, du vieil homme qui se corrompt par les convoitises trompeuses, à être renouvelés dans l’esprit de [son] intelligence, et à revêtir l’homme nouveau" (épître de Paul aux Éphésiens, chapitre 4, versets 21 à 24). Ce voyage si concret au milieu de la misère se transmue en voyage spirituel, ce que tout voyage devrait être : la rencontre des hommes (titre du beau livre de Benigno Cacérès, Seuil,1950), en somme.

         

 

 

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