mercredi 20 septembre 2023

20 septembre 2023 : vie et mort d'un homme

 

Joachim de Flora, ce doux mystique, prétendait qu’il existait trois stades dans l’histoire de l’humanité : au premier, règne le Père, la loi ; au deuxième, le Fils, la foi ; au troisième, l’Esprit Saint, l’amour. Sept siècles ont passé depuis lors, et nous n’avons pas encore atteint ces stades. Il n’y a aujourd’hui ni loi, ni foi, ni amour. La jungle.

(Nikos Kazantzaki, L’ascension, trad. René Bouchet, Cambourakis, 2021)



Voici un livre qui s’appelle Le livre de Daniel, tout comme un des livres bibliques (Ancien Testament). Mais il s’agit de tout autre chose, c’est l’histoire d’un homme, un vieillard, c’est l’histoire d’un groupe de jeunes, dont plusieurs mineurs, et c’est l’histoire d’un fait divers horrible, comme notre société nous en offre malheureusement un peu trop souvent.

Chris De Stoop, journaliste belge (notamment auteur d’une enquête sur les trafics internationaux de prostitution) et écrivain, a repris la ferme familiale (cf son livre Ceci est ma ferme, C. Bourgois, 2018), en Flandre, soucieux de maintenir un mode de vie rural traditionnel, comme l’avait fait son oncle, Daniel Maroy, sauvagement assassiné à 84 ans en 2014 dans la ferme flamande de la zone frontalière de la France, où il vivait retiré depuis longtemps. Il réglait ses rares achats en liquide, qu’il conservait sur lui et chez lui, aiguisant la convoitise des jeunes désœuvrés de la commune. Une bande de voyous l'attaque chez lui pour le voler, et parachève le meurtre en incendiant la ferme une semaine après l’assassinat, sans doute pour faire disparaître leurs traces.

Quoi de plus simple à ces jeunes démunis que de s’en prendre à un "vieux crasseux" qui s’était volontairement marginalisé, vivant sans voiture, sans internet, sans carte bancaire, mais qui "avait des journées remplies d'activités simples, effectuées selon un rythme immuable, une régularité rassurante. Il nourrissait ses vaches, allait chercher du foin dans la grange, alimentait le poêle à charbon, faisait chauffer la soupe, cuire un bifteck ou un pigeon, buvait une Rodenback, piquait un petit somme sur le divan, prenait du maïs dans le silo, enlevait le fumier dans l'étable, s'asseyait dehors par beau temps pour regarder les poules ou les nuages, savourait la chaleur du soleil sur son vieux visage", et ainsi passait le temps.

Et pourtant, chez ce vieil homme, il "n’y avait rien de valeur à voler : pas d’ordinateur, pas de smartphone, pas même de télévision. Comme si le vieux refusait de regarder le monde à travers un écran ou d’amasser des objets. Il donnait l’impression que tout ce que les autres possédaient ou faisaient était ridicule. Et à cause de cela, il déplaisait", non seulement aux yeux des ces jeunes voyous, mais aussi des habitants dont aucun ne s’est inquiété de ne pas le voir une semaine entière jusqu’à l’incendie de la maison. Ce n’est qu’alors qu’on découvrit qu’il avait été laissé pour mort, qu’on l’avait assommé chez lui à coups de manche de fourche. Le vol de ses économies s’était transformé en motos rutilantes, en iPhones, en baskets ou vêtements de marques, et fiers de leur exploit, les jeunes meurtriers avaient filmé leur crime sur leur smartphone et en avaient diffusé la vidéo sur les réseaux.

Chris De Stoop s’est constitué partie civile lors du procès qui eut lieu en 2019 à Mons, en essayant de comprendre l’atrocité du meurtre et son côté inexplicable ; il en conclut que la société "exclut", aussi bien les "jeunes qui ne trouvent pas leur place dans la communauté. Et la victime", Daniel, qui s’était mise "elle-même en dehors de la société. Chacune d'elle a contribué au drame". Le drame est "le fruit d'une responsabilité collective". Le style de vie de Daniel avait créé un mépris général et aurait entraîné la violence des jeunes, aussi bien que l'indifférence de la population locale. Daniel n'était plus, dès lors, qu’un sous-homme.

L’auteur pointe ici la confrontation entre deux mondes : le monde des paysans déboussolés par la modernité, et celui des jeunes voyous sans repères autres que l'argent et la consommation (cf les achats qu’ils font avec l’argent volé, et l’absence de compréhension chez eux de la gravité de leurs actes). Il analyse de façon poussée la personnalité de Daniel, qui s’est occupé de ses parents et de son frère épileptique jusqu’à leur mort, qui ne s’est jamais marié, est devenu quasiment un ermite, proie idéale pour des jeunes avides d’argent facile et qui pensent d’abord à frimer. Comment ont-ils pu commettre l'irréparable de façon atroce ? Pour eux, le "vieux crasseux" n'était pas vraiment un homme. Ces jeunes délinquants semblent sans état d’âme : Rafael et Arno, Pascal et Ahmed, Rachid et Dylan ont trouvé une victime idéale pour leur lâcheté. "Ils étaient jeunes, ils n’avaient peur de rien, ils voulaient s’éclater, ils croyaient qu’ils s’en tireraient toujours, ils aimaient dépenser de l’argent, ils ne pensaient pas à l’avenir. Seulement au présent, à l’instant présent", note l’auteur.

On assiste à leur procès : "L’idée qu’il faut venger le mal par le mal est encore présente dans notre culture, mais la justice pénale ne suffit pas dans ce cas. « Ils sortiront de prison probablement plus mauvais qu’ils n’y sont entrés » [dit le psychologue]. La plupart des détenus récidivent". On parle de Daniel aussi : "Daniel n’avait pas besoin de luxe ni de confort, il préférait la privation au plaisir. Les toilettes étaient à vingt mètres de la maison, mais cela ne le dérangeait pas. L’hiver, le poêle s’éteignait souvent, mais il n’avait pas peur du froid. Il aimait rester assis dans l’obscurité. Il a même connu la faim. Il vivait avec les éléments et aimait cette existence rudimentaire. Sans liste de choses à faire dans la journée, ni de ce qui reste à accomplir dans sa vie". Tel Diogène, il était un scandale dans notre société de consommation.

Chris De Stoop ne peut s’empêcher de noter qu’il admirait cet oncle marginal : "Cela m’a toujours fasciné. Ces gens qui ne jouent pas le jeu, qui se retirent, se détournent de la société, suivent leur propre chemin et nagent à contre-courant, il m’arrive de les envier. Se soustraire au système est une preuve de courage, je pense". Le plus terrifiant, c’est que "les auteurs du forfait eux-mêmes l’ont raconté à leurs frères et amis. L’histoire s’est répandue dans le village, et les jeunes de la cité, surtout, en ont très vite connu tous les détails. Personne n’a pensé à aller voir la victime ni à appeler les secours, pas même anonymement", et cela pendant huit jours, entre le meurtre et l’incendie de la maison.

C’est un très grand livre, du journalisme littéraire de haute volée, on en apprend beaucoup sur la nature humaine et sur les lacunes de notre société. Ça fait froid dans le dos.

 

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