dimanche 19 février 2023

19 février 2023 : Fin de vie et roman

 

devenir une parodie bafouillante et indigne de feu sa formidable personne, un poids supplémentaire pour l’État, un poids supplémentaire pour sa propre famille, une source supplémentaire de rancœur, d’ennui, de moquerie, de pitié et d’exaspération perpétuelle.

(Lionel Shriver, À prendre ou à laisser, trad. Catherine Gibert, Belfond, 2023)


Lionel Shriver (romancière américaine, établie en Grande Bretagne depuis quelque temps) aborde ici la survie lors du grand âge. Kay, infirmière, et Cyril, médecin, font un pacte : ils décident, alors qu’ils deviennent quinquagénaires, de se suicider ensemble quand ils seront octogénaires. En tant que personnels soignants, ils savent ce que c’est que la fin de vie dans le grand âge, la décrépitude qui les attend. Surtout que le père de Kay a vécu une fin éprouvante (Cela faisait plusieurs semaines que son père en pouvait plus vraiment s’alimenter. (Son cerveau, devenu trop défaillant, ne parvenait plus à fermer l’épiglotte. Au stade ultime, la maladie assène le coup de grâce : le cerveau oublie comment respirer) avec sa maladie d’Alzheimer qui a gâché leurs dernières années : ils n’ont aucune envie de devenir déments ni des "légumes" à la charge de la société et de leurs enfants. Dans les années qui suivent, la mère de Kay vit sa fin dans une maison de retraite, pourtant sélect, ce qui confirme la résolution du couple. Une petite boîte noire remplie de séconal (barbiturique que Cyril n’a aucun mal à se procurer) se trouve dans leur frigo, ils n’auront qu’à l’ouvrir et en absorber tous les deux une dose suffisante au jour J. Mais quand le moment fatidique sera là, vont-ils accomplir leur dessein ?

À partir de ces prémices, l’auteur ne déroule pas un récit linéaire. En effet, que risque-t-il de se passer si, pour une raison ou pour une autre, l’un des deux se ravise ? Chaque chapitre qui suit le premier dévoile une hypothèse de leur survie : Cyril fait un AVC qui l’handicape gravement ; ou bien Kay fait un Alzheimer et finit par ne plus reconnaître son mari ni ses enfants ; ou bien ces mêmes enfants, en découvrant leur intention de se suicider, les placent tous deux dans une résidence psychiatrique assez terrifiante pour les guérir de cette idée ; ou alors, survient la découverte d’un médicament qui rajeunit chacun et permet de vivre indéfiniment ; ou bien le réchauffement climatique entraîne une immigration massive au Royaume Uni ; ou peut-être, alors qu’ils seraient atteints d’une maladie incurable, la cryogénisation pourrait leur permettre de "ressusciter" lorsqu’un traitement de leurs maladies aura été trouvé, etc.

Toutes cas alternatives sont détaillées avec brio, ce qui donne au roman une allure d’objet expérimental, à la limite de la science-fiction, où un lecteur (ou une lectrice) peu soucieux de complexité risque de se perdre en route. Mais chacun peut préférer tel ou tel chapitre pour choisir le dénouement de l’affaire. Le roman ne manque cependant pas d’un humour parfois ravageur, que l’on pourrait qualifier de "british", puisque ça se passe à Londres et dans le Royaume uni. Il y est donc question du Brexit, de la pandémie du Covid 19 ("Ce confinement absurde et profondément contraire au caractère anglais était une période où régnaient recours à outrance à la police, obéissance aveugle, délation et critique permanente", déplore Cyril), de la prise en charge de la grande vieillesse dans notre monde occidental. Les critiques de la psychiatrie et des maisons de retraite sont par ailleurs glaçantes.

Au total, une lecture qui me confirme dans ma décision d’en faire autant que ce couple de la classe moyenne britannique : mais le moment venu, si je suis encore en bonne santé, franchirai-je le pas ? Sachant que je ne suis pas médecin pour disposer aisément des produits permettant un suicide, que la France est encore très en retard en matière de "suicide assisté", et qu’après tout je resterai peut-être en relative bonne santé, ça fait réfléchir. Un roman qui s’adresse à des lecteurs avertis qui s’intéressent aux problématiques de la fin de vie. Et qui n’ont pas peur de voir traité un tel sujet dans un roman, sujet peut-être plus à sa place dans une réflexion sociologique que dans un roman censé apporter du divertissement. Mais je reconnais que la romancière (qui a choisi pour pseudo un prénom masculin comme notre George Sand) nous divertit tout en nous poussant à réfléchir.

Existe-t-il un art de préparer sa sortie ? 


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