samedi 7 novembre 2020

7 novembre 2020 : le poème du mois, Manuel Césaire

 

c’est témoigner de peu de culture pour un voyageur que de se moquer des usages et des conceptions des peuples qui l’accueillent…

(Thomas Mann, La montagne magique, trad. Maurice Betz, Club international du livre, s. d.)



Ce mois-ci, pour nous changer de la covid 19, du terrorisme, des élections américaines et du confinement, un poème insulaire, antillais, glané sur internet et qui nous ouvre les yeux.

 

De votre condescendance sirupeuse,

De votre paternalisme infantilisant,

De votre bienséance poudrée,

De votre fraternité fourbe,

De votre altruisme repentant,

Je me moque !

Je suis nègre,

Je suis afro-descendant,

Je suis afro-caribéen,

Je suis Martinique.

J’habite la terre des Kalinagos trempé du sang des Yorubas,

Je suis dépositaire des nations qui ont contribué à l’écriture de ce monde,

Je suis le rhizome de ces cultures vampirisées par les sangsues d’un modernisme prétendument évolué, au cynisme décadent,

Je suis la ramification précieuse d’un syncrétisme qui vous échappe encore,

Je suis l’héritier de ceux qui ont enseigné au monde sans le savoir,

Ceux qui vous ont inspiré,

Ceux qui ont empli vos panses et vos savoir-faire,

Je suis le descendant de ceux dont les préceptes volés, ont bâti les fondements de vos sociétés.

Je suis le pardon ancestral et l’affreuse commodité dont vous avez abusé,

Je suis la clémence ornant frauduleusement et prétentieusement le frontispice de vos monuments à l’humanisme amusant.

Je suis la blesse de votre nostalgie impériale.

Je suis fils de Reines et de Rois,

Je suis fils d’Impératrices et d’Empereurs,

Dans mon sang-fleuve coule Ghana, Songhaï, Gao, Abomey, Kanem, Kong, Adamaoua ou Bam,

Ne me tutoyez pas, vous m’insulteriez !

Ne me touchez pas, vous ne supporteriez pas !

Ne m’embrassez point !

Embrassez plutôt la terre écarlate qui a supporté vos viols et mensonges répétés,

Embrassez le sol dont vous avez sous-estimé la richesse culturelle, spirituelle,

Embrassez le pied des peuples et nations que vous avez séparés par des frontières-caprices de votre gloutonnerie fétide et insatiable,

Prosternez-vous au pied du Caïlcédrat royal dont vous avez sous-estimé la solidité, la résilience, l’envergure et l’universalité du feuillage.

Je ne vous tutoierai pas, cela vous rassurerait.

Je tutoie le Monde,

Je tutoie les Cieux et les Astres,

J’écoute le chant des Divinités qui vous est incompréhensible,

Ces divinités que vous avez tenté de ridiculiser et que vous avez tant voulu nous faire oublier.

Ne provoquez pas mes chants, ne suscitez pas mes danses,

Ou restez à distance salutaire.

J’en reste l’unique artisan.

Je suis le tambour Bulup, le tambour Gugu, le tambour Kfoukoula,

Je peux être le tam tam de votre repentance, le djembé déclencheur de vos contritions intestines,

Je suis le Tanbou Bèlè-exorciste de votre salut inavouable.

Craignez mes rythmes,

Ils ne sont que messages à l’adresse de ce qui vous dépasse.

Saluez mes tambours comme vous le faites humblement face à vos représentations.

Ne m'autorisez pas à danser, ne m'autorisez pas à chanter.

Je danse et je chante!

Mes chants et danses sont des invocations irréversibles,

Ne les grimez pas,

Sinon, craignez alors le courroux de Olorun, Ellegua, Ogun, Obatala, Yemayá, Oya, Orunmila, Ibeji, Osanyin, Osun, Shango, et Oh osi.

Ne me choisissez point, je ne vous ai pas choisi.

Ne me laissez pas vos habits, je revêtirai mes habits princiers.

Ne m’enfermez pas dans vos bâtiments aux petites ouvertures.

Ma maison est ouverte aux alizés visiteurs en provenance du Kerala, du Golfe de Guinée, de Kingston ou d’Alabama.

Je suis le Monde,

Je suis la Terre,

Je bâtis,

Ne me faites pas croire que je suis en retard,

J’ai vécu en moins de deux siècles ce que vous avez pris des millénaires à traverser.

Ne doutez pas de mon ingénierie, elle est ce substrat qui vous a échappé.

Ne doutez pas de mon endurance,

Ne doutez pas de mon espérance,

Ne doutez pas de ma ténacité,

Ne doutez pas de mon humanité,

Ne doutez jamais de mon intelligence,

Elles ont permis à mes ancêtres de supporter, de s’unir, de se rebeller encore et encore, jusqu’à la délivrance.

Je suis Martinique,

Je suis forêt et volcan,

Je suis colibri et bothrops,

Je suis rivière et rocher,

Je suis brise et cyclone,

Je suis fromager et figuier maudit,

Je suis tambour et je suis danmyé,

Complexement,

Singulièrement,

Simplement,

mais absolument, Martiniquais


Manuel CESAIRE, le 26 octobre 2020

 

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