le sacré, lequel ne se confond pas avec le religieux, sa caricature.
(Michel Del Castillo, Mon frère l’idiot, Fayard, 1995)
Eh bien, je continue mes lectures en puisant dans ma généreuse bibliothèque de livres accumulés depuis les années 60 : il me faudrait d’ailleurs des années de confinement pour l’écluser. Cette fois-ci, je me suis lancé dans des lectures sérieuses et pourtant passionnantes : le premier roman de l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré, Le général de l’armée morte, paru en traduction française en 1970, dont j’ai repoussé x fois la lecture, et profitant d’une lecture collective sous l’égide du site "Critiques libres" ; et un livre de Michel Del Castillo, à la fois récit, autobiographie et essai, intitulé Mon frère l’idiot, en référence à l’écrivain russe Dostoïevski, auteur justement de L’idiot.
Un général et un prêtre partent pour une étrange mission en Albanie au début des années 60 : ils sont chargés de retrouver les restes des soldats italiens morts pendant la conquête de l’Albanie par l’Italie fasciste en 1939 puis pendant l’occupation et la débâcle qui a suivi en 1944-1945, Le roman les suit dans leur pérégrination dans les montagnes et les villages ; ils sont accompagnés par un expert albanais et des ouvriers chargés d’exhumer les morts, dont ils ont une liste. Tout en organisant les fouilles, souvent dans des cimetières, ils se posent des questions sur le sens de cette mission qui va durer deux ans. Ils débattent longuement de la guerre et de son inutilité, rencontrent des villageois pas toujours ravis de les voir, découvrent un pays nouveau, communiste et qui vient de rompre avec Moscou. En cours de route, ils rejoignent un autre général, un Allemand, à la recherche des corps des soldats allemands tués durant les mêmes événements. La tâche se révèle ingrate dans un climat excessif, pluvieux, froid, neigeux. De temps en temps, ils participent à la vie locale, notamment une noce où le général italien se fait insulter par une vieille paysanne qui a perdu son mari et sa fille, assassinés par le sinistre colonel Z en 1943 et de qui elle s’est vengée.
Le roman fit un triomphe en Occident lors de sa sortie : on découvrait un jeune romancier de l’est, totalement étranger au réalisme socialiste qui était la ligne générale draconienne en littérature. D’emblée, Kadaré, se hausse à un haut niveau. J’ai pensé au Désert des Tartares de Buzzati, c’est dire. Les dialogues sont nombreux, les descriptions minutieuses, mais jamais ennuyeuses, une certaine satire des étrangers venus exhumer leurs morts, et qui n'épargne pas la population locale, permet au lecteur de se faire une idée du temps qui passe, de l’ennui de la mission, les passages en italique nous livrent des pensées intimes ou des retours en arrière qui coupent la narration linéaire. L'inhospitalité aride du pays et du climat a façonné ce peuple albanais qui a pratiqué une guerre de partisans contre les envahisseurs et n’est pas sans avoir gardé une haine silencieuse pour ses anciens ennemis. Finalement le général finit son dernier jour de mission en s'enivrant : "Il songeait à quel point on est étranger dans un pays qui n’est pas le vôtre"...
Michel Del Castillo, dont nous apprenons dans Mon frère l’idiot, maints détails autobiographiques, nous révèle ici les ressorts de sa création littéraire et aussi de sa vie : il s’est reconnu en Dostoïevski, et même c’est l’écrivain russe qui se montre l’élément déclencheur de sa vocation littéraire. Comme l’auteur russe, il a eu une vie difficile, surtout une enfance terrible dans Madrid assiégée et bombardée par les Franquistes, a subi la "retirada", terrible pour un enfant de six ans, les camps français, puis adolescent le travail forcé en Allemagne nazie, et enfin la maison de redressement–bagne dans l’Espagne franquiste après la guerre. Grand lecteur depuis sa toute petite enfance, il découvre en Dostoïevski un frère en douleur et s’immerge immédiatement dans les Récits de la Maison des morts qui lui permettent de se reconnaître et de se reconstruire : choc du pouvoir de la littérature ! Michel del Castillo pose un regard aigu sur les gens qui l’ont aidé, le Maestro, un ancien instituteur "rouge" devenu pion alcoolique dans son bagne qui lui prête des livres, ou un prêtre du collège qu’il fréquente à sa sortie du bagne, qui l’initie au latin et au grec.
Il fait de Fédor Dostoïevski, qu’il nomme familièrement Fédia, cet homme qui a connu la trahison, la faim, le bagne, la maladie, et qui a écrit des livres époustouflants, un frère qui lui donne la force de vivre. Il insiste beaucoup sur quelques œuvres, les Carnets du sous-sol, La douce, Les Frères Karamazov (avec la parabole du Grand inquisiteur) qui lui ont permis de comprendre à son tour les tragédies de son enfance et de son adolescence. Et d’affirmer que peut-être seule la littérature lui a permis de surmonter la souffrance et même la tentation du suicide. Et de revenir à la source de la création, avec cet hommage qui se pose aussi sur Cervantès, Balzac, Dumas et quelques autres, avec quelques piques posées sur Kundera et Nabokov. Mais l’univers tourmenté de l’auteur russe est celui qui reflétait le mieux la force d’affronter les ombres du passé. Ode à la littérature et par ricochet à la lecture. Et ode aussi à l’étrangeté des « idiots », de ceux qui vivent hors de la norme, avec cette citation de Dostoïevski (extraite de sa Correspondance), souvent mis à contribution et que j’approuve totalement : "Savez-vous qu’il y a énormément de gens qui sont malades de leur santé précisément, c’est-à-dire de leur certitude démesurée d’être des gens normaux".
Deux livres frémissants. Toutefois, pour apprécier le Del Castillo, il vaut mieux avoir déjà lu Dostoïevski.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire