Malheur à ces êtres qui sont abandonnés à leurs seules forces et à leurs seuls rêves, et avec une soif de beauté passionnée, trop précoce et presque vengeresse.
(Fédor Dostoïevsli, L’adolescent, dans Michel del Castillo, Mon frère l’idiot, Fayard, 1995)
Je relis depuis quinze jours, j’ai l’impression de revivre, et d’oublier le confinement, tant il est vrai que, comme l’écrit Michel del Castillo, dans Mon frère l’idiot : "La lecture, qui semble au premier abord une activité solitaire, rassemble en réalité une foule de spectres, tous convoqués par ces signes étranges [lettres d’imprimerie] dont l’invention a permis la rencontre distancée. D’où la volupté que le solitaire retire de la lecture, seul et entouré d’une humanité innombrable". C’est ainsi que j’ai lu, en prenant mon temps, le formidable premier roman de George Sand, Indiana (j’en parlerai une autre fois) et deux autres romans, un québécois et un russe que je possédais dans ma bibliothèque, puisque les établissements où l’on peut trouver des livres, librairies et médiathèques, sont fermées (abusivement) pour cause de confinement. Comme si ce n’était pas des choses essentielles ! En tout cas, les livres me sont essentiels : heureusement, mon appartement en regorge,,,
Le Québécois Jean-Francois Beauchemin a formidablement maîtrisé son Jour des corneilles. J’avais vu en 2013 le film d’animation qui en avait été tiré et acheté dans la foulée le livre à la Librairie québécoise lors d’un passage à Paris. Mais le livre m’a encore plus étonné que le film, pourtant très bon. Le jeune protagoniste principal (il n'a pas de prénom) y raconte l’histoire depuis sa naissance qui coûta la vie à sa mère : il a mené une vie recluse avec son père dans une cabane de la forêt. De temps en temps, il leur arrive d’aller au village, notamment pour une fracture de la cheville du père Courge. Là, le fils fait connaissance de Manon, une jeune fille qui le déshabille et le propulse dans un tonneau plein d’eau pour le décrasser, tant il pue ! C’est la première fois de sa vie que le héros fait la découverte de la propreté et de l'affection. Car ils vivent comme des sauvages, son père et lui, mangeant racines et baies, vers de terre, quelques poissons et de nombreux petits animaux qu’il tirent à l’arc ou piègent. Le père lui a interdit de fréquenter ses semblables.
Cela est raconté dans un langage truculent, bourré d'archaïsmes québécois ou inventés par l’auteur, qui relèvent du mode de vie du narrateur, éloigné du langage châtié et bienséant. À ce titre, le roman est très réussi et j’ai pris grand plaisir à le lire. Le fond est un peu plus discutable. Le père éduque son fils à la dure, allant jusqu’à lui faire subir des sévices presque sadiques, dès qu’il se montre désobéissant, ou demandeur d’amour. Ce qui met le lecteur parfois mal à l’aise. C’est un livre très dur, éprouvant, parfois horrifique. Le récit met en scène le fils Courge, qui explique à un juge toute sa vie depuis sa naissance jusqu'à son arrivée en prison où il a atterri pour avoir tué et dépecé cette brute de père dans un accès de désespoir, alors qu'il aurait tant voulu que son père lui manifeste de l’affection. Le roman vérifie l’assertion de Dostoïevski citée en exergue.
Autre roman la vérifiant : La soif, d’Andréi Guélassimov (Actes sud, 2006). Le héros, Constantin (diminutif Kostia), est un rescapé de la guerre de Tchétchénie. Laissé pour mort dans l'attaque du tank où il se trouvait, il en a été sorti en dernier, parce qu’on s'est aperçu qu'il vivait encore. Grièvement brûlé au visage, il est une gueule cassée qui fait peur. Sa voisine se sert d'ailleurs de lui pour obliger son fils à aller au lit. Mais il a peu de chance de trouver l’amour un jour. Alors, bien sûr, il s’est mis à boire de la vodka, surtout que la tradition en est bien établie en Russie. Il a eu une enfance difficile, n’a guère connu son père, et a été placé dans un collège où Alexandre Stépanovitch, un professeur alcoolique, le prend sous son aile, après avoir découvert son talent de dessinateur, et lui sert de père de substitution. Il a gardé des liens avec quelques camarades tankistes. L'un d'eux, Serioja, disparaît, et les trois autres vont se lancer dans un périple pour le retrouver. Kostia boit, mais continue à dessiner, ce qui peu à peu le ramène à la vie. L'amitié avec ses camardes de combat, autant que la boisson ou le dessin, lui permettent de dominer ses souffrances morales.
Ce n’est pas un un éloge de l'alcoolisme. Sinon ce serait insupportable, déjà que les retours en arrière sur la guerre en Tchétchénie sont assez atroces. C’est un roman d'une grande densité, et d’une certaine manière, une leçon de vie : comme dans Le jour des corneilles, il semble que pour ces deux héros déshérités de la vie, une fois qu’ils ont atteint le fond, ils ne peuvent que remonter. Deux très beaux écrivains, deux belles découvertes. Attention, ne pas mettre entre toutes les mains ; et à lire quand on est en bonne forme. Ce qui est mon cas, grâce à la reprise de la lecture. De toute façon, comme ma vie est lisse et simple au regard de celles du fils Courge ou de Kostia !
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