dimanche 6 octobre 2019

6 octobre 2019 : la vie sociale au cinéma


Au début, je pensais que je me battais pour sauver les hévéas. Puis j’ai pensé que je me battais pour sauver la forêt amazonienne. Maintenant, je sais que je me bats pour l’humanité.
(Chico Mendes, Mon combat pour la forêt, Seuil, 1990)


En attendant la prochaine arrivée du dernier Ken Loach annoncé pour la fin de ce mois, il faut saluer la renaissance d’un cinéma social, aussi bien en France qu’à l’étranger.


C’est ainsi qu’avec Atlantique, Grand prix du Festival de Cannes, la franco-sénégalaise Mati Diop nous livre un formidable film qui trouve moyen de traiter de plusieurs thèmes qui touchent la société sénégalaise contemporaine : les patrons voyous (la première scène nous montre des ouvriers du bâtiment réclamant trois mois de salaires non versés), le mariage forcé et la condition de la femme (l’héroïne, Ada, amoureuse de l’ouvrier Souleymane, est promise à un bourgeois), l’émigration vers l’Europe (Souleymane s’embarque avec quelques autres sur une pirogue pour tenter de rallier la terre promise). La très belle histoire d’amour se double d’une parabole politique, et comme on est au Sénégal, s’y ajoutent les traditions et le surnaturel locaux très vivaces, notamment sous la forme des fantômes des morts. Lors de la fête du mariage d’Ada, un feu soudain et mystérieux se déclare dans la maison et dans un récit qui semblait jusque là purement réaliste et très concret, le mystère teinté de fantastique apparaît. Même l’inspecteur chargé de l’enquête n’y échappera pas. Ada et Souleymane sont le symbole d’une Afrique meurtrie et opprimée qui, au rebours de notre occident matérialiste, n’oublie pas ses morts. Et leur amour nous paraît éternel, par-delà la séparation et la mort. Tourné à Dakar même, en couleurs chaudes ou teintées de brumes, Atlantique (l’océan apparaît comme un leitmotiv) m’a laissé sidéré et muet d’admiration…


Autre parabole politique, Bacurau se passe du côté de Pernambouc, dans le Sertão (cher à Jorge Amado) du Nordeste du Brésil, dans un futur proche indéterminé : "d’ici quelques années", nous dit un message au début du film… On y voit une petite communauté paysanne, qui manque d’eau (car la rivière a dû être détournée par des multinationales à la recherche de gros profits, avec la complicité des élites locales et administratives). En fait, on cherche à éliminer ce village de la carte. De mystérieux mercenaires yankees, téléguidés par le Préfet de région, sont dans les parages et se livrent à une sorte de jeu-safari de téléréalité grandeur nature où il s’agit de tuer les gens sur commande. Sous la houlette de trois cangaçeiros, les villageois vont chercher à se défendre. Je n’en dis pas plus. On pense à des films comme Les chasses du comte Zaroff (1932) ou Les sept samouraïs (1954). La chronique ethnographique et politique se double ici, comme dans Atlantique, d’un merveilleux proche du fantastique : on est ici dans le réalisme magique cher à la littérature d’Amérique latine. Par exemple, lors de l’enterrement de la matriarche, une cascade d’eau s'écoule du cercueil. Dans ce film de légère anticipation, le western se pare d’accessoires modernes (smartphones, drones). On se moque avec allégresse du préfet venu pour assurer sa réélection, on chante et on danse, les femmes jouent un rôle important et n’hésitent pas à tirer pour se défendre, et résister à l’envahisseur, et la nudité ne se cache pas. Comme Atlantique, Bacurau nous fait penser à la manière dont les pays du nord font de ceux du sud un terrain de chasse et de prédation des ressources naturelles. Ce splendide film a donné lieu à une passionnante discussion après la séance

 
Côté français, Au nom de la terre conte l’histoire de Pierre (Guillaume Canet) qui, au retour des USA où il a fait connaissance des pratiques de l’agro-industrie américaine, succède à son père et reprend la ferme des Grand Bois. Avec sa jeune femme, il s’installe dans la ferme familiale que le père de Pierre, qui y élevait des moutons, leur vend : premier endettement important. D’autres vont suivre, car pour ce nouveau type d'agriculteurs, devenus entrepreneurs et exploitants agricoles (le père se voulait "paysan"), il s’agit d’aller dans le sens du progrès, de produire tant et plus : Pierre se lance dans l'élevage des chevreaux, puis dans celle des poulets. Il s’épuise à suivre les politiques agricoles souvent téléguidées par Bruxelles, l’industrie agrochimique et les banques auxquels ils sont asservisMalgré un travail acharné (sa femme tient la comptabilité, son fils adolescent, élève en lycée agricole, l’aide aussi), Pierre est pris au piège. Tiré de l’histoire de son père, le réalisateur Édouard Bergeon a fait un film sobre et beau, en hommage au monde paysan. On a envie de se rebeller avec Pierre et on voudrait tellement que ça finisse bien... Après l'excellent Petit paysan (2017), voici le "Tombeau" du Gros exploitant agricole ! Car il faut rappeler que chaque jour un agriculteur se suicide en France...


Quant à La vie scolaire, le film de Grand Corps Malade et Mehdi Idir (déjà auteurs du très bon Patients, il y a deux ans), il décrit au quotidien la vie d'un collège d'un quartier populaire (dit "difficile"), en Seine-Saint-Denis, où les adolescents peinent à emprunter l’ascenseur social. On y suit une classe de 3ème SOP (sans optionq) avec leurs professeurs (dont le prof principal, qui enseigne les maths, le prof d’histoire, trop fragile, le prof de sports qui essaie de les intéresser au "foot à roulettes"), sous la surveillance active de la nouvelle Conseillère Principale d'Éducation (CPE), Samia (excellente Zita Hanrot), et de l'équipe des surveillants, dont Moussa, grand frère issu du quartier. Les élèves sont indisciplinés, turbulents, blagueurs, menteurs voire mythomanes, parfois insolents, mais presque toujours attachants ; le rôle des profs et de l’équipe éducative est de repérer ceux qui pourraient s’en sortir : ainsi Yannis, à qui Samia fera tout pour lui donner une chance. Ici aucune condescendance, peu de clichés, mais comme dans le film sur les paysans, un souci de réalisme documentaire sans angélisme ; ici aussi, les réalisateurs ont bien connu cette existence, et ils brossent une fresque haute en couleurs, comique parfois, mais aussi poignante. Car le contexte social, admirablement restitué lors des scènes (vie quotidienne dans la cité, entretiens des parents avec la CPE au collège), reste lourd. Les jeunes ados n’en peuvent plus du mépris dont on les gratifie. La bande musicale sonore est magnifique. Au moment où une directrice d’école vient de se suicider, le meilleur hommage qu’on puisse lui rendre est d’aller voir ce beau film.

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