mercredi 9 octobre 2019

9 octobre 2019 : le meilleur des mondes, Huxley ou Orwell ?


L’ignorance est toujours corrigible. Mais qu’adviendra-t-il si nous prenons l’ignorance pour de la connaisance ?
(Neil Postman, Se distraire à en mourir, trad. Thérésa de Chérisey, Nova, 2010)



Amusing Ourselves to Death signifie : se distraire jusqu’à la mort. Publié en 1985, cet essai fut traduit chez Flammarion dès l’année suivante (et assez vite oublié, au moment même où, avec la multiplication des chaînes, notre télévision s'américanisait à outrance), réédité chez Nova avec une préface de Michel Rocard en 2010, puis dans la collection Pluriel en 2011. C’est dire l’intérêt de cet essai de Neil Postman, ce théoricien américain des médias (1831-2003) qui fut aux premières loges pour saisir l’impact de la révolution culturelle que constitua l’invasion de la télévision dans les foyers des USA à partir des années 50. À l’ère de l’imprimé succédait l'ère de la communication électronique dont la télévision fut le premier outil suivi par l’ordinateur, légèrement évoqué dans le livre (puis internet et aujourd’hui le smartphone). 

 
"Son thème, au fond, c’est l’art de penser. Il en rappelle les deux conditions majeures, une langue subtile et du travail ! Et il constate que quand la télévision a pris le contrôle à peu près total des relations entre individus d’une même société – livres et radios sont presque devenus marginaux – avec comme projet exclusif le divertissement, l’entertainment, alors la langue s’appauvrit, perd ses nuances et sa complexité, et l’idée de l’effort nécessaire pour acquérir une culture ou un savoir tend à disparaître", note Michel Rocard dans sa préface. Postman pense que c’est le média télévision lui-même (rappelant la formule de Marshall McLuhan, "le média est le message", datant de 1967) qui ramène tout son contenu à ce qu’il appelle du show-business, du spectacle, du divertissement, de l’entertainment. Et qu’il structure désormais la société américaine.


Ces propos de 1985 n’ont pas pris une ride et s’appliquent maintenant aux sociétés du monde "développé" (et pour ce que j’en ai vu lors de mes voyages, également aux sociétés des pays en voie de développement). Bien sûr, l’apparition d’internet s’est engouffrée dans le vide culturel créé par l’imagination cynique (rappelons Patrick Le lay : "Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible [le téléspectateur] : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible") des producteurs de l’image télévisée. Tout y passe : l’information (à la fois pléthorique et parcellisée en courtes séquences de 30 secondes dont chacune chasse la précédente et la fait sombrer dans l'oubli), la politique (ramenée au rang de publicité pour un homme, d’où l’élection de Reagan à l’époque, de Trump aujourd’hui), la religion (chapitre assez spécifique aux USA avec leurs télévangélistes), et même l’éducation : tout est prétexte à spectacle et à distraction, d’où le titre du livre, et chaque téléspectateur se fait le fossoyeur de sa culture, en gobant des heures de spots publicitaires, de brèves séquences d’information, le saucissonnage de pseudo-débats et en participant au zapping permanent. Et Postman choisit la référence presque constante à Aldous Huxley et à son Meilleur des mondes (Brave new world) dans lequel la population choisit de son plein gré de s’aveugler et de se vautrer dans le divertissement permanent, référence qu’il oppose à celle d’Orwell dans 1984, le pouvoir n’ayant même plus maintenant à censurer les informations ni à contrôler ce qui doit être accepté (sauf dans des zones résiduelles), parce que la machine visuelle en marche suffit pour que les gens se satisfassent de ce qui leur advient.


L’auteur fait une analyse extrêmement éloquente du phénomène et la confronte fréquemment à l'histoire et aux données du passé. Pour Postman, désormais, tout ce que nous recevons via la télévision n’est plus que divertissement qui tombe dans un oubli rapide et sert de base à des conversations maigrelettes ou triviales. Car le rôle de la culture est de permettre aux individus de trier les informations, d’user de la logique pour raisonner, les classer, les relier entre elles et les assimiler, ce que ne fait pas un écran de télévision. Il plaint surtout les enfants qui, biberonnés devant les écrans, se retrouvent démunis : "En regardant les informations télévisées, ils sont, plus que tous autres, amenés à penser que ces comptes rendus sur la cruauté, les crimes et les désastres sont grandement exagérés et qu’en tout cas, il ne faut pas les prendre au sérieux ni y réagir sainement", puisqu’elles sont présentées sous forme divertissante (faute de quoi le téléspectateur zappe), entrelardées et suivies de spots publicitaires ou d’émissions tout aussi amusantes destinées à les faire rester devant l’écran…
Il note enfin que les étudiants ne sont pas à l’abri des dégâts : "la liberté de lire d’un étudiant n’est pas sérieusement atteinte parce qu’on aura interdit un livre […]. Mais […] la télévision porte clairement atteinte à la liberté de lire d’un étudiant et elle le fait avec des mains innocentes, si on peut dire. La télévision n’interdit pas les livres, simplement elle les supplante". Et tout cela déstabilise les relations humaines et affaiblit les sociétés traditionnelles : que dirait l’auteur s’il voyait aujourd’hui tous nos techno-zombies qui se promènent dans les rues avec leur smartphone à la main, des écouteurs aux oreilles, et devenus presque imperméables à la moindre relation sociale concrète ? Sans doute dirait-il comme Pasolini dans ses plus anciens Écrits corsaires (1976) : "[La société de consommation] a touché [les jeunes] dans ce qu’ils ont d’intime, elle leur a donné d’autres sentiments, d’autres façons de penser, de vivre, d’autres modèles culturels. Il ne s’agit plus, comme à l’époque mussolinienne, d’un enrégimentement superficiel, scénographique, mais d’un enrégimentement réel, qui a volé et changé leur âme".

Un ouvrage de salubrité publique ! Mais qui ne nous dispense surtout pas de (re)lire Le meilleur des mondes (dans lequel on est déjà) ni 1984 (dans lequel on pourrait être aussi si on n'y prend garde). Ni peut-être Fahrenheit 451 : j'ai appris lors de mon voyage en Angleterre au mois de mars que pas mal de bibliothèques publiques ferment. On n'a plus besoin de brûler les livres aujourd'hui, ce sont les lecteurs qui disparaissent...

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