À
l’époque, il y avait toujours quelqu’un pour me donner courage.
Cette fois, je ne pouvais compter que sur moi...
(Paolo
Cognetti, Le garçon sauvage : carnet de montagne, trad.
Anita Rochedy, Zoé, 2016)
Il
y a des moments dans la vie, où les événements prennent une
tournure inattendue, ai-je lu quelque part (je cite de mémoire). Ce
fut le cas quand, en avril 2015, au retour de mon demi-tour du monde
de trois mois en cargo sur les océans, je débarquais pour découvrir que
Michel,
mon frère aîné, mais aussi mon presque jumeau, 364 jours d'écart
(chaque
23 décembre, il s'amusait à me téléphoner malicieusement pour me
rappeler que nous avions le même âge),
se
trouvait dans une maison de santé en Dordogne et allait peut-être
désormais être sous oxygène 24 h sur 24. Très rapidement, nous
comprîmes qu'il ne pourrait plus rester dans sa thébaïde
périgourdine, loin de tout. Je me mis donc en quête de résidences
pour personnes âgées (RPA) ou maisons de retraite pouvant
l'accueillir dans l'agglomération bordelaise. Ce qui me
valut de faire de nombreuses étapes à vélo en ce beau mois de mai
2015, explorant Bordeaux, Mérignac, Gradignan, Le Bouscat et
quelques autres communes de la rive gauche de la Garonne. Chemin
faisant d'ailleurs, j'en découvris d'excellentes, et pourtant bon
marché, et d'autres nettement plus pimpantes et onéreuses et qui me
parurent pourtant sinistres. Comme quoi l'habit ne fait pas le moine.
portrait de Michel, croqué par Mathieu au stylo bille en 2009
Mais
bien sûr, il nous fallait son feu vert. Il comprit très vite, de
retour chez lui, qu'il lui serait impossible d'y rester. Nous
passâmes donc l'été à lui rendre visite, à faire du tri dans ses
affaires. C'est finalement Béatrice, son ex-femme, dont il était
séparé depuis une douzaine d'années, qui lui dénicha une RPA à
Talence, ville où il avait travaillé et conservé des ami/es. Ce
n'est pas sans déchirement qu'il procéda aux préparatifs de son
départ en septembre pour venir s'installer chez moi, en attendant
qu'une place se libère. Depuis qu'il était en Dordogne, j'avais
renoué fortement avec lui et il nous avait reçus à plusieurs
reprises, Claire déjà gravement malade et moi. Après
mon veuvage, je lui rendis visite plusieurs fois par an, pour deux ou
trois jours à chaque fois, essayant de le faire sortir un peu dans la
campagne et autour des étangs, prenant conscience de son
affaiblissement progressif. Mais aussi renouant les liens très forts
qui nous unissaient dans notre enfance et notre jeunesse, essayant de
lui rappeler l'importance qu'il avait eue pour moi (en fait je la lui
apprenais, il ne s'en était pas rendu compte) en tant que grand
frère protecteur et pilier sur qui je m'étais appuyé.
Je
ressortais des souvenirs presque toujours heureux, car j'ai un
caractère qui permet l'oubli sélectif de ce qui ne va pas, à son
opposé : en effet, j'ai
pu
constater
qu'il noircissait immanquablement le tableau de notre enfance, de
notre famille, et
chaque fois que je parlais d'un moment heureux, il me disait,
incrédule : «
Tu
es sûr ? C'est possible, mais je ne m'en souviens pas ! »
Il me disait qu'il avait raté sa vie, et il me fallait des doses de
patience pour lui démontrer que non, que sa vie professionnelle
avait été modeste, mais brillante (je connais peu de professeurs de
collèges qui ont gardé un suivi affectif avec autant d'élèves que
lui), qu'il avait contribué à former de grands artistes de cirque
par ses ateliers cirque du mercredi après-midi (peut-être la seule
chose dont il était fier, avec la réussite de ses enfants, dont il
s'est admirablement occupé)... Mais je compris qu'il n'avait pas
apprécié d'avoir été l'aîné d'une famille nombreuse dans un milieu
modeste, et qu'il s'en voulait d'avoir divorcé deux fois.
J'ai
essayé, mais sans y réussir, de le réconcilier avec notre enfance,
qu'il semblait traîner comme un boulet, avec nos parents : mais rien
à faire, il a trop subi l'autorité de mon père, pas toujours
justifiée, il faut bien le dire, et de nombreux souvenirs, toujours
négatifs, surgissaient quand on parlait de lui. Je lui ai pourtant
rappelé que c'est papa qui lui a fait aimer le sport, qui lui a
appris à pêcher (et ce fut un de ses derniers plaisirs), qui nous a
poussés à faire des études pour ne pas endurer une vie "de
merde", comme papa nous a dit souvent. Et, par ailleurs, il n'a pas
pardonné à maman d'avoir été une femme soumise, effacée, au
point qu'une fois veuve, et alors qu'il habitait plus près d'elle
que moi, il est allé la voir très rarement, ce qui chagrinait ma pauvre mère. La seule personne de
notre enfance qu'il sortait de la nuit absolue, c'était notre
grand-mère, sans toutefois la placer aussi haut que moi dans son
estime. Résultat, en fin de compte, il n'était pas réconcilié
avec lui-même, gardant au fond de l'âme une
sorte d'amertume qui le faisait souvent pencher vers la dérision
pour se maintenir en survie.
J'aurais
pourtant aimé qu'il accepte le pardon : si dans mes nombreuses
lectures littéraires et spirituelles, une chose m'est apparue
essentielle, c'est la puissance du pardon qui seul, nous permet de
nous sentir bien dans notre tête, dans notre cœur, et peut-être
même dans notre corps. Je
me proposais justement de travailler avec lui là-dessus cet hiver,
ne soupçonnant pas qu’il était si mal en point, même s’il
donnait l’impression depuis janvier dernier d’être une lumière
qui s’éteint progressivement.
en route pour faire les courses (23 août 2017)
Lors
de notre dernière journée ensemble, le mercredi 20 septembre, il
faisait très beau. Je lui avais proposé la veille au téléphone
qu’il sorte le fauteuil roulant électrique, et qu’il
m’accompagne faire les courses. Quand je suis arrivé le matin,
vers dix heures, il me dit : « Je viens juste de sortir du
lit, je suis très fatigué, je t’ai préparé la liste, je ne
pourrai pas t’accompagner. » Il n’est pas sorti de
l’appartement de toute la journée. Nous avons fait plusieurs
parties de scrabble, il en a gagné la plupart, mais il a refusé de
descendre à la grande salle pour jouer avec d’autres résidents.
Comme je devais partir en Sardaigne le vendredi et que son
comportement m’inquiétait, je lui dis : « Tu es sûr
que ça va ? Tu sais, je peux renoncer au voyage ! »
Il m’a répondu : « Non, ça va aller, j’ai des hauts
et des bas, hier ça allait bien, aujourd’hui, non ; mais
vas-y, toi, voyage tant que tu peux, n’attends pas d’être dans
mon état, et de ne plus pouvoir. » Ce
fut notre adieu.
Adieu
donc, mon frère de cœur. C’est là que tu viens trouver désormais
ta place, comme ma grand-mère nous l’avait appris quand nous
étions encore petits et qu’à six ans, je lui demandais (j'ai toujours été curieux) :
« Mamie, qu’est-ce qu’on devient quand on est mort ? »
Et, après nous avoir serré dans ses bras, elle nous dit : « On
met les morts sous terre. Certains, les croyants, pensent qu’ils
vont au ciel, où ils nous attendent. Peut-être. Mais je vais vous
dire un secret : les morts ne sont ni dans la terre ni au ciel,
ils sont cachés dans le cœur de ceux qui les ont aimés. Et, tant
qu’on pense à eux, ils n’ont pas totalement disparu, ils sont
là, nichés dans notre cœur. »
Et
elle avait ajouté : « C’est aussi le secret de
l’amour : les personnes que l’on aime, même quand elles ne
sont pas avec nous, elles sont là, nichées dans notre cœur. C’est
pour ça qu’on a un cœur gros comme ça (elle arrondissait les
bras), parce qu’il peut contenir tout l’amour du monde. »
quand il était jeune (photo permis de conduire)
Merci,
Michel, de
nous avoir aimés, et merci, Mamie, de ta leçon inoubliable. C’est
en pensant à vous, et à tous les autres que nous avons aimés,
que je vais me donner du courage pour continuer sur le chemin tortueux
de la vie.
1 commentaire:
J'ai beaucoup aimé ton texte d'hommage à Michel.
Tu l'a dit du fond de ton coeur.
Vous aviez une sacrée Mamie que j'ai beaucoup aime moi aussi des mes 16 ans
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